[MW E] 19 J 1394 / Ej r i 19] ! - Bibliothèque Valkhoff No. 3. EUGÉN1E GRANDET PAR Honoré de Balzac. PAGES CHOISIES PAR P. VALKHOFF. AMERSFOORT — VALKHOFF & ClE. 3IBL10THÈQUE VALKHOFF. :: No. 3. Eugénie Qrandet PAR Honoré de Balzac. PAGES CHOISIES PAR P. VALKHOFF. AMERSFOORT :: VALKHOFF & Cie. Imprimerie Van oer Want & Cie., Amersfoort. avant-propos. L'Édition compléte de 1'Eugénie Grandetcte Balzac, ne saurait, croyons-nous, être mise sans inconvénient entre toutes les mains. Aussi avons-nous cru bien faire en supprimant quelques passages. Cesquelques coupures ne nuisent en rien, d'ailleurs, ü rintelligence compléte du roman. Nous sommes assuré que nos jeunes étudiants s'intéresseront autant qu'ct L'Avare de Molière è la peinture du „bonhomme" Grandet et de son milieu Zw ■ P. V. ' honoré de balzac. . *^°?°ré de Ba,lzac> le grand mattre du roman reaiiste, naquit a Tours en 1799. II fut d'abord clerc de notaire, puis il s'associa avec un imprimeur. ?Ja s",te de. mauvaises spéculations il contracta des dettes qui pesèrent sur toute sa vie, et le tóch^Tn 1850 3 U" 6ffrayant labeur- 11 mourut a la Son oeuvre vise a être 1'histoire naturelle de toute la societe de son temps. L'auteur se place au point de vue du naturaliste, du savant. Mais, ce qui le frappe surtout dans 1'humanité, c'est cequ'elleade baf' de ,t,riv'al' ,d? grossier, de vicieux. „Les êtres vu gaires disait-il a George Sand, „m'intéressent plus qu lis ne vous intéressent. Je les grandis, je dans leur laideur ou dans leir tifrp ri' pL ce-,?ui fait ^U'11 échoue dans la peinture de 1 humanite supérieure. Le monde oü Balzac se sent è I aise c est celui des affaires, des intrigues, des scanda es, le monde oü triomphent banquiers |j „e"x' P°J,tlciens tarés, gentilshommes déchus. 11 est réahste surtout par le don qu'il a devoirles objets d en saisir le sens et de l'exprimer avec une précision et un relief extraordinaires. La peinture des milieux et la mise en scène ont dans son oeuvre une importance capitale. II peint les hommes avec Ia même exactitude que les choses et avec le même goüt du trait propre. II donne ainsi a chaque personnage sa physionomie caractéristique. Ce qu'il aime è décrire c'est I'homme esclave d'une passion maitresse qui s'empare de lui, 1'étreint, le domine, le torture, le fait évoluer et agir k sa guise, jusqu'è le rendre fou, malhonnête ou criminel: dans Grandet, c'est 1'avarice; dans le Père Goriot, c'est la faiblesse paternelle, dans Rastignac, c'est 1'ambition forcenée. Afin d'embrasser tous les aspects de la société, Balzac relie ses livres entre eux suivant un plan général. Les personnages de ces 70 volumes, dont 1'ensemble porte le titre de Comédie humaine sont les mêmes et soutiennent entre eux des rapports de familie et de société. On distingue dans sa Comédie humaine les: Scènes de la vie privée; de la vie de province; de la vie parisienne; de la vie politique; de la vie militaire; de la vie de campagne; Études philosophiques; Études analytiques. Taine a dit de Balzac qu'il était, après Shakespeare, le plus grand magasin de documents sur la nature humaine; mais la peinture des hommes chez Balzac ayant quelque chose d'essentiellement particulier au temps et aux lieux, on fera mieux de dire qu'il est le plus grand magasin de documents sur la société dans laquelle il a vécu.1 1 Bitter et Valkhoff, Précis de l'histoire de la littirature frangaise. EUGÉN1E GRANDET. II se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale'a celle que provoquent les clottres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peutêtre y a-t-il è la fois dans ces maisons et le silence du cloTtre, et 1'aridité des landes, et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu'un étranger les croirait inhabitées, s'il ne rencontrait tout a coup le regard pale etfroid d'une personne immobile dont la figure a demi monastiqe dépasse 1'appui de la croisée, au bruit d'un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé a Saumur,1 au bout de la rue montueuse qui mène au chateau, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l'étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent a la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides, quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent a 1'originalité qui recommande cette partie de Saumur a 1'attention des antiquaires et des artistes. II est 1 Saumur, ville sur la Loire, en Anjou (16000 h.) difffcile de passer devant ces maisons, sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres et qui couronnent d'un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d'entre elles. lei, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d'un Iogis, terminé par un toit que les ans ont fait plier, dont les bardeaux 1 pourris ont été tordus par Paction alternative de la pluie et du soleil. La se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient a peine, et qui semblent trop légers pour le pot d'argile brune d'oü s'élancent les oeillets ou les rosiers d'une pauvre ouvrière. Plus loin, ce sont des portes garnies de clous énormes, oü le génie de nos ancêtres è tracé des hiéroglyphes domestiques dont Ie sens ne se retrouvera jamais. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de 1'atmosphère dominent la vie commerciale. Vignerons, propriétaires, marchandsde bois, tonneliers, aubergistes, mariniers sont tous è 1'affut d'un rayon dé soleil; ils tremblent en se couchant le soir, d'apprendre le Iendemain matin qu'il a gelé pendant la nuit; ils redoutent la pluie, le vent, la sécheresse, et veulent de 1'eau, du chaud, des nuages, a leur fantaisie.^ II y a un duel constant entre le ciel et les intéréts terrestres. Le baromètre attriste, déride, égaie tour a tour les physionomies. D'un bout è 1'autre de cette rue, 1'ancienne Orand'rue de Saumur, ces mots: „Voilé un temps d'or!" se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin: „II pleut des louis," en sachant ce qu'un rayon de soleil, ce qu'une pluie opportune lui en apporte. Le samedi, 1 Bardeau, petite tuile de bois. vers midi, dans la belle saison, vous n'obtiendrez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie,1 et va passer deux jours a la campagne. Lè, tout étant prévu, 1 achat, la vente, le profit, les commer^ants se trouvent avoir dix heures sur douze a employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une ménagère n'achète pas une perdrix sans que les voisins demandent au mari si elle était cuite a point. Une jeune fille ne met pas la tête a sa fenêtre sans y être vue par tous les groupes inoccupés. La donc, les consciences sont è jour,2 de même que ces maisons impénétrables, noires et silencieuses n'ont point de mystères. La vie est presque toujours en plein air: chaque ménage s'assied a sa porte, y déjeune, y dtne, s'y dispute. II ne passé personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était—il gaussé de porte en porte. Les anciens hótels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mélancolie oü se sont accoinplis les événements de cette histoire, était précisement un de ces logis, restes vénérables d'un siècle oü les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les moeurs fran^aises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et d°nt^ 1'effet général tend a plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison è monsieur Grandet. II est ment^vYbf' PCt'te fermC aVCC enclos" * A J0ur'ici: entière- difffcile de passer devant ces maisons, sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres et qui couronnent d'un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d'entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d'un logis, terminé par un toit que les ans ont fait plier, dont les bardeaux1 pourris ont été tordus par 1'action alternative de la pluie et du soleil. La se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient a peine, et qui semblent trop légers pour le pot d'argile brune d'oü s'élancent les ceillets ou les rosiers d'une pauvre ouvrière. Plus loin, ce sont des portes garnies de clous énormes, oü le génie de nos ancêtres è tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l'atmosphère dominent la vie commerciale. Vignerons, propriétaires, marchandsde bois, tonneliers, aubergistes, mariniers sont tous è 1'afföt d'un rayon de soleil; ils tremblent en se couchant le soir, d'apprendre le lendemain matin qu'il a gelé pendant la nuit; ils redoutent la pluie, le vent, la sécheresse, et veulent de 1'eau, du chaud, des nuages, a leur fantaisie. II y a un duel constant entre le ciel et les intéréts terrestres. Le baromètre attriste, déride, égaie tour a tour les physionomies. D'un bout k 1'autre de cette rue, 1'ancienne Grand'rue de Saumur, ces mots: „Voilé un temps d'or!" se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin: „II pleut des louis," en sachant ce qu'un rayon de soleil, ce qu'une pluie opportune lui en apporte. Le samedi, 1 Bardeau, petite tuile de bois. vers midi, dans la belle saison, vous n'obtiendrez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie,1 et va passer deux jours a la campagne. Lè, tout étant prévu, Pachat, la vente, le profit, les commergants se trouvent avoir dix heures sur douze k employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une ménagère n'achète pas une perdrix sans que les voisins demandent au mari si elle était cuite k point. Une jeune fille ne met pas la tête k sa fenêtre sans y être vue par tous les groupes inoccupés. La donc, les consciences sont a jour,2 de même que ces maisons impénétrables, noires et silencieuses n'ont point de mystères. La vie est presque toujours en plein air: chaque ménage s'assied a sa porte, y déjeune, y dtne, s'y dispute. II ne passé personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était-il gaussé de porte en porte. Les anciens hotels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mélancolie oü se sont accotnplis les événements de cette histoire, était précisément un de ces logis, restes vénérables d'un siècle oü les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les moeurs fran^aises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont 1'effet général tend k plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison k monsieur Grandet. II est 1 Closerie, petite ferme avec enclos. * A jour, ici: entière- ment visible. impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet. Monsieur Grandet jouissait k Saumur d'une réputation dont les causes et les effets ne seront pas entièrement compris par les personnes qui n'ont point, peu ou prou,1 vécu en province. Monsieur Grandet, encore nommé par certaines gens le père Grandet, mais le nombre de ces vieillards diminuait sensiblement, était en 1789 un mattre-tonnelier fort a son aise, sachant lire, écrire et compter. Dès que la République frangaise mit en vente, dans 1'arrondissement de Saumur, les biens du clergé, le tonnelier, alors agé de quarante ans, venait d'épouser la fille d'un riche marchand de planches. Grandet alla, muni de sa fortune liquide 2 et de la dot, muni de deux mille louis d'or,3 au district, oii, moyennant deux cents doublés louis offerts par son beau-père au farouche républicain qui surveiilait la vente des domaines nationaux, il eut pour un morceau de pain, légalement, sinon légitimement, les plus beaux vignobles de 1'arrondissement, une vieille abbaye et quelques métairies. Les habitants de Saumur étant peu révolutionnaires, le père Grandet passa pour un homme hardi, un républicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idéés, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes. 11 fut nommé membre de 1'administration du district de Saumur, et son influence pacifique s'y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protégea les ci-devant4 et empêcha de tout son pouvoir la vente des biens des émigrés; 1 Peu ou prou, peu ou beaucoup. * Liquide, libre de dettes. * Louis d'or, pièce d'or de 20 francs. 4 Les ci-devant, les partisans de Tanden régime. commercialement, il fournit aux armées républicaines un ou deux milliers de pièces de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dépendant d'une communauté de femmes que Pon avait réservée pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, vendangea mieux encore; sous 1'Empire, il fut monsieur Grandet. Napoléon n'aimait pas les républicains: il remplaga monsieur Grandet, qui passait pour avoir porté le bonnet rouge, par un grand propriétaire, un homme a particule,1 un futur baron de 1'Empire. Monsieur Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. II avait fait faire dans 1'intérêt de la ville, d'excellents chemins qui menaientases propriétés. Sa maison et ses biens, trés avantageusement cadastrés, payaient des impóts modérés. Depuis le classement de ses différents clos, ses vignes, grace a des soins constants, étaient d^venues la tête du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la première qualité de vin. II aurait pu demander la croix de la Légion d'Honneur. Cet événement eut lieu en 1806. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs légitimes amours, était agée de dix ans. Monsieur Grandet, que la Providence voulut sans doute consoler de sa disgrSce administrative, hérita successivement pendant cette année de madame de La Gaudinière, née de La Bertellière, mère de madame Grandet; puis du vieux monsieur La Bertellière, père de la défunte; et encore de madame Gentillet, grand'mère du cóté maternel : troissucces- 1 Un homme a particule, un noble. La particule nobiliaire — Ia préposition de qui précède le nom de beaucoup de families nobles. sions dont 1'importance ne fut connue de personne. L avarice de ces trois vieillards était si passionnée que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrètement. Le vieux monsieur La Bertellière appelait un placement une prodigalité, trouvant de plus gros intéréts dans 1 aspect de Tor que dans les bénéfices de 1 usure. La ville de Saumur présuma donc la valeur des économies d'après les revenus des biens au soleil.1 Monsieur Grandet obtint alors le npuveau titre de noblesse que notre manie d'égalité n effacera jamais: il devint le plus imposé de 1'arrondissement. II exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les années plantureuses, lui donnaient sept a huit cents poingons - de vin. II possédait treize métairies, une vieille abbaye, oti, par économie, il avait mure les croisées, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva; et cent vingt-sept arpents de prairies oü croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantés en 1793. Enfin la maison dans laquelle il demeurait, etait la sienne. Ainsi établissait-on sa fortune visible. Quant a ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en présumer 1'importance: 1'une etait monsieur Cruchot,notaire, chargé des placements usuraires de monsieur Grandet; 1'autre, monsieur des ürassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bénéfices duquel le vigneron participait a sa convenance et secrètement. Quoique le vieux Cruchot et monsieur des Grassins possédassent cette profonde discrétion qui engendre en province la confiance et la fortune, ns témoignaient publiquement a monsieur Grandet un si grand respect que les observateurs pouvaient mesu- 1 Des biens au soleil, des terres. Avoir du bien au soleil deeil0rOiPl'Saiiterese ^ maisons" " PoinCon. tonneati rer Pétendue des capitaux de Tanden maire d'après la portée de 1'obséquieuse considération dont il était 1'objet. II n'y avait dans Saumur personne qui ne füt persuadé que monsieur Grandet n'eQt un trésor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnat nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d'une grande masse d'or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le métal jaune semblait avoir communiqué ses teintes. Le regard d'un homme accoutumé a tirer de ses capitaux un intérêt énorme, contracte nécessairement, comme celui du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux, qui n'échappent point a ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-magonneric des passions. Monsieur Grandet inspiraitdonc 1'estime respectueuse a laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien a personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec Ia précision d'un astronome quand il fallait fabriquer pour sa récolte mille poin^ons ou seulement cinq cents, qui ne manquait pas une seule spéculation, avait toujours destonneaux a vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denrée a recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poincon a deux cents francs quand les petits propriétaires donnaient le leur a cinq louis. Sa fameuse récolte de 1811, sagement serrée, lentement vendue, lui avait rapporté plus de deux cent quarante mille livres. Financièrement parlant, monsieur Grandet tenait du tigre et du boa: il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus; puisil ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d'écus et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique. Per- sonne ne le voyait passer sans éprouver un sentiment d'admiration mélangé de respect et de terreur. Chacun dans Saumur n'avait-il pas senti le déchirement poli de ses griffes d'acier? A celui-ci mattre Cruchot avait procuré 1'argent nécessaire è 1'achat d'un domaine, mais è onze pour cent; k celui-lè monsieur des Grassins avait escompté des traites,1 mais avec un effroyable prélèvement d'intérêts. II s'écoulait peu de jours sans que le nom de monsieur Grandet füt prononcé soit au marché, soit pendant les soirées dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron était Pobjet d'un orgueil patriotique. Aussi plus d'un négociant, plus d'un aubergiste disait-il aux étrangers avec un certain contentement: „Monsieur, nous avons ici deux ou trois maisons millionnaires; mais, quant è monsieur Grandet, il ne connait pas lui-même sa fortune!" En 1816 les plus habiles calculateurs de Saumur estimaient les biens territoriaux du bonhomme a prés de quatre millions; mais, comme terme moyen, il avait dü tirer par an, depuis 1793 jusqu'en 1817, cent mille francs de ses propriétés, il était présumable qu'il possédait en argent une somme presque égale è celle de ses biens-fonds.2 Aussi, lorsqu'après une partie de boston, ou quelque entretien sur les vignes, on venait a parler de monsieur Grandet, les gens capables disaient-ils: „Le père Grandet?... le père Grandet doit avoir cinq è six millions. — Vous êtes plus habile que je ne le suis, je n'ai jamais pu savoir le total," répondaient monsieur Cruchot ou monsieur des Grassins s'ils entendaient le propos. 1 Escompter, avancer è quelqu'un, avant 1'échéance, le montant d'une traite, d'une lettre de change, moyennant une retenue (prélèvement d'intérêts). * Bien-fonds, bien immeuble. Quelque Parisien parlait-il des Rothschild ou de monsieur Laffitte,1 les gens de Saumur demandaient s'ils étaient aussi riches que monsieur Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une dédaigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la tête d'un air d'incrédulité. Une si grande fortune couvrait d'un manteau d'or toutes les actions de eet homme. Si d'abord quelques particularités de sa vie donnèrent prise au ridicule et a la moquerie, la moquerie et le ridicule s'étaient usés. En ses moindres actes, monsieur Grandet avait pour lui 1'autorité de la chose jugée.2 Sa parole, son vêtement, ses gestes, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le pays, pü chacun, après 1'avoir étudié comme un naturaliste étudie les effets de 1'instinct chez les animaux, avait pu reconnattre la profonde et muette sagesse de ses plus légers mouvements. „L'hiver sera rude, disait-on, le père Grandet a mis ses gants fourrés: il faut vendanger. — Le père Grandet prend beaucoup de merrain,3 il y aura du vin cette année." Monsieur Grandet n'achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d'ceufs, de beurre et de blé de rente. 11 possédait un moulin dont le locataire devait, en sus du bail, venir chercher une certaine quantité de grains et lui en rapporter le son et la farine. La grande Nanon, son unique servante, quoiqu'elle ne füt plus jeune, boular.geait elle-même touslessamedis le pain de la maison. Monsieur Grandet s'était arrangé avec les maraichers, ses locataires, pour qu'ils le fournissent de légumes. Quant aux fruits, il en récoltait une telle quantité qu'il en faisait vendre une grande 1 Jacques Laffitte, banquier habile et bienfaisant, ministre des finances (mort en 1844). * La chose jugée, point de contestation qui a été jugé par les tribunaux. * Merrain, bois de chêne débité (découpé) en douves. part.e au marché. Son bois de chauffage était coupé dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses 1 è 2°£f P°urnes, abbé Cruchotetmonr Bonfons 8 empressaient-ils d'arriver avant Tn,.c t 9rassins P°ur fêter mademoiselle Grandet Ln«f iir°'S apP°rtaient d'énormes bouquets cueillis nSLÏ ♦ P > SerreS" La ^ueue des fleurs que le Pnnnpp H'V° IpreSJenter était '"génieusement enveloppee d un ruban de satin blanc, orné de franges d or. Le matin, monsieur Grandet, suivant sa coutume fit* hJp8 J°UrS rRei?10rables de la naissance et de la Ivai* c ï1 'n 6 venu la surprendre au lit, et lui avait solennellement offert son présent paternel con- sistant, depuis treize années, en une curieuse mèce d or. Madame Grandet donnait ordinairement a sa fille une robe d hiver ou d'été, selon la circonstance. Ces deux robes, les pièces d'or qu'elle récoltait au premier jour de 1'an et a la fête deson père lu com- posaient un peflt revenu de cent écus%n*ron?que Grandet aimait è lui voir entasser. N'était-ce pas mettre son argent d'une caisse dans une autre et pour ainsi dire élever è la brochette 1 1'avaricé dé son hentière, a laquelle il demandait parfois compte de son tresor, autrefois grossi par les La Bertellière, en lui disant: „Ce sera ton douzain de mariage " Le douzain est un antique usage encore en vigueur et . 4.Pe*'*. ^ton Pour enfoncer la nourriture dans 'élever en iWn °'se/Hx; fig.' élever un enfant ü la brochette, elever en 1 entourant des soins les plus délicats. saintement conservé dans quelques pays situés au centre de la France. En Berry, en Anjou, quand une jeune fille se marie, sa familie ou celle de 1'époux doit lui donner une bourse oü se trouvent, suivant les fortunes, douze pièces ou douze douzaines de pièces ou douze cents pièces d'argent ou d'or. La plus pauvre des bergères ne se marierait pas sans son douzain, ne füt-il composé que de gros sous. On parle encore a Issoudun de je ne sais quel douzain offert a une riche héritière et qui contenait cent quarante-quatre portugaises d'or.Le papeClément Vil, oncle de Catherine de Médicis, lui fit présent, en la mariant a Henri 11, d'une douzaine de médailles d'or antiques de la plus grande valeur. Pendant le diner, le père, tout joyeux de voir son Eugénie plus belle dans une robe neuve, s'était écrié: „Puisque c'est la fête d'Eugénie, faisons du feu! ce sera de bon augure." — Mademoiselle se mariera dans 1'année, c'est sür, dit la grande Nanon en remportant les restes d'une oie, ce faisan des tonneliers. — „Je ne vois point de partis pour elle a Saumur," répondit madame Grandet en regardant son mari d'un air timide qui, vu son age, annongait 1'entière servitude conjugale sous laquelle gémissait la pauvre femme. Grandet contempla sa fille, et s'écria gaiement: „Elle a vingt-trois ans aujourd'hui, 1'enfant, il faudra bientót s'occuper d'elle." Eugénie et sa mère se jetèrent silencieusement un coup d'ceil d'intelligence. Madame Grandet était une femme sèche et maigre, jaune comme un coing, gauche, lente; une de ces femmes qui semblent faites pour être tyrannisées. Elle avait de gros os, un gros nez, un gros front, de gros yeux, et offrait, au premier aspect, une vague ressem- blance avec ces fruits cotonneux qui n'ont plus ni saveur ni suc. Ses dents étaient noires et rares, sa bouche était ridée, son menton affectait la forme dite en galoche.1 C'était une excellente femme, une vraie La Bertellière. Une douceur angélique, une résignation d'insecte tourmenté par des enfants, une piété rare, une inaltérable égalité d'ame, un bon coeur, la faisaient universellement plaindre et respecten Son mari ne lui donnait jamais plus de six francs è la fois pour ses menues dépenses. Quoique ridicule en apparence, cette femme qui, par sa dot et ses successions, avait apporté au père Grandet plus de trois cent mille francs, s'était toujours sentie si profondément humiliée d'une dépendance et d'un ilotisme contre lequel la douceur de son ame lui interdisait de se révolter, qu'elle n'avait jamais demandé un sou, ni fait une observation sur les actes que maitre Cruchot lui présentait a signer. Cette fierté sotte et secrète, cette noblesse d'ame constamment méconnue et blessée par Grandet, dominaient la conduite de cette femme. Madame Grandet mettait constamment une robe de levantine1 verdatre, qu'elle s'était accoutumée k faire durer prés d'une année ; elle portait un grand fichu de cotonnade blanche, un chapeau de paille cousue, et gardait presque toujours un tablier de taffetas noir. Sortant peu du logis, elle usait peu de souliers. Enfin elle ne voulait jamais rien pour elle. Aussi Grandet, saisi parfois d'un remords en se rappelant le long temps écoulé depuis le jour oü il avait donné six francs è sa femme, stipulait-il toujours des épingles3 pour elle en vendant ses récoltes de 1 Nez en galoche, nez long, pointu et recourbé. 1 Levantine étoffe de soie fabriquée originairement dans le Levant. ' Des épingles, (c. k. d. de 1'argent donné pour les épingles) gratification. Les épingles étaient autrefois des „objets de toilette." 1'année. Les quatre ou cinq louis offerts par Ie Hollandais ou le Beige acquéreur de la vendange Grandet formaient le plus clair1 des revenus annuels de madame Grandet. Mais, quand elle avait re^u ses cinq louis, son mari lui disait souvent, comme si leur bourse était commune: „As-tu quelques sous a me prêter?" et la pauvre femme, heureuse de pouvoir faire quelque chose pour un homme que son confesseur lui représentait comme son seigneur et mattre, lui rendait, dans le courant de 1'hiver, quelques écus sur 1'argent des épingles. Lorsque Grandet tirait de sa poche la pièce de cent sous allouée par mois pour les menues dépenses, le fil, les aiguilles et la toilette de sa fille, il ne manquait jamais, après avoir boutonné son gousset, de dire a sa femme: „Et toi, la mère, veux-tu quelque chose? „Mon ami, répondait madame Grandet animée par un sentiment de dignité maternelle, nous verrons cela." Sublimité perdue! Grandet se croyait trés généreux envers sa femme. Après ce dtner oü, pour la première fois, il fut question du mariage d'Eugénie, Nanon alla chercher une bouteille de cassis dans la chambre de monsieur Grandet, et manqua de tomber en descendant. — Grande béte, lui dit son mattre, est-ce que tu te laisserais choir comme une autre, toi? — Monsieur, c'est cette marche de votre escalier qui ne tient pas. — Elle a raison, dit madama Grandet. Vous auriez dü la faire raccommoder depuis longtemps. Hier, Eugénie a failli s'y fouler le pied. — Tiens, dit Grandet è Nanon en la voyant 1 Le plus clair, Ia partie la plus süre toute pale, puisque c'est la naissance d'Eugénie, et que tu as manqué de tomber, prends un petit verre de cassis pour te remettre. — Ma foi, je 1'ai bien gagné, dit Nanon. A ma place, il y a bien des gens qui auraient cassé la bouteille; mais je me serais plutöt cassé le coude pour la tenir en 1'air. — C'te pauvre Nanon! dit Grandet en lui versant le cassis. — T'es-tu fait mal? lui dit Eugénie en la regardant avec intérêt. — Non, puisque je me suis retenue en me fichant1 sur mes reins. — Hé bien! puisque c'est la naissance d'Eugénie, dit Grandet, je vais vous raccommoder votre marche. Vous ne savez pas, vous autres, mettre le pied dans le coin, a 1'endroit oti elle est encore solide. Grandet prit la chandelle, laissa sa femme, sa fille et sa servante, sans autre lumière que celle du foyer, qui jetait de vives flammes, et alla dans le fournil chercher des planches, des clous et ses outils. — Faut-il vous aider? lui cria Nanon en 1'entendant frapper dans Pescalier. — Non! non! ?a me connatt, répondit Pancien tcyinelier. Au moment oü Grandet raccommodait lui-même son escalier vermoulu, et sifflait è tue-tête en souvenir de ses jeunes années, les trois Cruchot frappèrent a la porte. — C'est-y vous, monsieur Cruchot? demanda Nanon en regardant par la petite grille. — Oui, répondit le président. Nanon ouvrit la porte, et la lueur du foyer, qui 1 En me fichant, en tombant. se reflétait sous la voüte, permit aux trois Cruchot dapercevoir 1'entrée de la salie. — Ah! vous êtes des fêteux,1 leur dit Nanon en sentant les fleurs. Excusez, messieurs, cria Grandet en reconnaissant la voix de ses amis, je suis a vous! Je ne suis pas fier, je rafistole moi-même une marche de mon escalier. Faites, faites, monsieur Grandet, charbonnier est maire chez lui,- dit sentencieusement le président en riant tout seul de son allusion que personne ne comprit. Madame et mademoiselle Grandet se levèrent Le président, profitant de 1'obscurité, dit alors è Eugenie: „Me permettez-vous, mademoiselle, de vous souhaiter, aujourd'hui que vous venez de naïtre, une suite d'années heureuses, et la continuation de la santé dont vous jouissez?" II offrit un gros bouquet de fleurs rares a Saumur: puis, serrant 1'héritière par les coudes, il 1'embrassa des deux cötés du cou, avec une complaisance qui rendit Eugénie honteuse. Le président, qui ressemblait a un grand clou rouillé, croyait ainsi faire sa cour. — Ne vous gênez pas, dit Grandet en rentrant. Lomme vous y allez les jours de fête, monsieur Ie president! — Mais, avec mademoiselle, répondit 1'abbé Cruchot armé de son bouquet, tous les jours seraient pour mon neveu des jours de fête." L'abbé baisa la main d'Eugénie. Quant a mattre 'Fêteux, celui qui célèbre une fête. s Le président Cruchot fait allusion k I ancien emploi de M. Grandet, c. k. d. celui r-u "J"131'? > en modifiant légèrement le proverbe connu • Charbonnier est mattre chez lui. Eugénie Grandet. , Cruchot, il embrassa la jeune fille tout bonnement sur les deux joues, et dit: „Comme ?a nous pousse, ga!' Tous les ans douze mois." En replagant la lumière devant le cartel, Grandet, qui ne quittait jamais une plaisanterie et ia répétait k satiété quand elle lui semblait dröle, dit: „Puisque c'est la fête d'Eugénie, allumons les flambeaux!" 11 öta soigneusement les branches des candélabres, mit la bobèche k chaque piëdestal, prit des mains de Nanon une chandelle neuve entortillée d'un bout de papier, la ficha dans le trou, 1'assura, 1'alluma, et vint s'asseoir a cóté de sa femme, en regardant alternativement ses amis, sa fille et les deux chandelles. L'abbé Cruchot, petit homme dodu, grassouillet, a perruque rousse et plate, dit en avan^ant ses pieds bien chaussés dans de forts souliers k agrafes d'argent: „Les des Grassins ne sont pas venus?" — Pas encore, dit Grandet. — Mais, doivent-ils venir? demanda le vieux notaire en faisant grimacer sa face trouée comme une écumoire. — Je le crois, répondit madame Grandet. — Vos vendanges sont-elles finies? demanda le président de Bonfons k Grandet. — Partout!" lui dit le vieux vigneron, en se levant pour se promener de long en long dans la salie et se haussant le thorax1 par un mouvement plein d'orgueil comme son mot, partout! Par la porte du couloir qui allait k la cuisine, il vit alors la grande Nanon, assise a son feu, ayant une lumière et se préparant k filer \k, pour ne pas se mêler k la fête. „Nanon, dit-il, en s'avan^ant dans le couloir, veux-tu bien éteindre ton feu, ta lumière, et venir 1 Thorax, poitrine. avec nous? Pardieu! la salie est assez grande pour nous tous. — Mais, monsieur, vous aurez du beau monde. — Ne les vaux-tu pas bien? lis sont de la cóte d'Adam tout comme toi." Grandet revint vers le président et lui dit: „Avezvous vendu votre récolte?" — Non, ma foi, je la garde. Si maintenant le vin est bon, dans deux ans il sera meilleur. Les propriétaires, vous le savez bien, se sont juré de tenir les prix convenus, et cette année les Beiges ne 1'emporteront pas sur nous. S'ils s'en vont, hé bien! ils reviendront. — Oui, mais tenons-nous bien, dit Grandet d'un ton qui fit frémir le président. — Serait-il en marché? pensa Cruchot. En ce moment, un coup de marteau annon^alafamille des Grassins, et leur arrivée interrompit une conversation commencée entre madame Grandet et 1'abbé. Madame des Grassins était une de ces petites femmes vives, dodues, blanches et roses, qui, grace au régime claustral des provinces et aux habitudes d'une vie vertueuse, se sont conservées jeunes encore a quarante ans. Elles sont comme ces dernières roses de 1'arrière-saison, dont la vue fait plaisir, mais dont les pétales ont je ne sais quelle froideur, et dont le parfum s'affaiblit. Elle se mettait assez bien, faisait venir ses modes de Paris, donnait le ton a la ville de Saumur, et avait des soirées. Son mari, ancien quartier-mattre dans la garde impériale, grièvement blessé k Austerlitz et retraité, conservait, malgré sa considération pour Grandet, 1'apparente franchise des militaires. — Bonjour Grandet, dit-il au vigneron en lui tenant la main et affectant une sorte de supériorité sous laquelle il écrasait toujours les Cruchot. — Mademoiselle, dit-il k Eugénie, après avoir salué madame Grandet, vous êtes toujours belle et sage, je ne sais en vérité ce que Pon peut vous souhaiter. Puis il présenta une petite caisse que son domestique portait, et qui contenait une bruyère du Cap, fleur nouvellement apportée en Europe, et fort rare. Madame des Grassins embrassa trés affectueusement Eugénie, lui serra la main, et lui dit: „Adolphe s'est chargé de vous présenter mon petit souvenir." Un grand jeune homme blond, pale et frêle, ayant d'assez bonnes fagons, timide en apparence, mais qui venait de dépenser a Paris, oü il était allé faire son droit, huit ou dix mille francs en sus de sa pension, s'avanga vers Eugénie, 1'embrassa sur les deux joues, et lui offrit une botte a ouvrage dont tous les ustensiles étaient en vermeil, véritable marchandise de pacotille,1 malgré 1'écusson sur lequel un E. G. gothique, assez bien gravé, pouvait faire croire a une fa^on trés soignée. En 1'ouvrant, Eugénie eut une de ces joies inespérées et complètes qui font rougir, tressaillir, trembler d'aise les jeunes filles. Elle tourna les yeux sur son père, comme pour savoir s'il lui était permis d'accepter, et monsieur Grandet dit un: „Prends, ma fille!" dont 1'accent eüt illustré un acteur. Les trois Cruchot restèrent stupéfaits en voyant le regard joyeux et animé lancé sur Adolphe des Grassins par 1'héritière, a qui de semblables richesses parurent inouïes. Monsieur des Grassins offrit k Grandet une prise de tabac, en saisit une, secoua les grains tombés sur le ruban de la Légion d'Honneur attaché a la boutonnière de son habit bleu, puis il regarda les Cruchot d'un air qui semblait dire: „Parez- 1 Marchandise de pacotille, ici: marchandise de qualité inférieure. moi cette botte-lè!" Madame des Grassins jeta les yeux sur les bocaux bleus oü étaient les bouquets des Cruchot, en cherchant leurs cadeaux avec la bonne foi jouée d'une femme moqueuse. Dans cette conjoncture délicate, 1'abbé Cruchot laissa la société s'asseoir en cercle devant Ie feu et alla se promener au fond de la salie avec Grandet. Quand ces deux vieillards furent dans 1'embrasure de la fenêtre la plus éloignée des Grassins: „Ces gens-lè, dit Ie prêtre k Poreille de 1'avare, jettent 1'argent par les fenêtres. — Qu'est-ce que cela fait, s'il rentre dans ma cave? répliqua le vigneron. — Si vous vouliez donner des ciseaux d'or a votre fille, vous en auriez bien le moyen, dit 1'abbé. — Je lui donne mieux que des ciseaux, répondit Grandet. — Mon neveu est une cruche, pensa 1'abbé en regardant le président dont les cheveux ébouriffés ajoutaient encore k la mauvaise grace de sa physionomie brune. Ne pouvait-il inventer une petite bêtise qui eüt du prix? — Nous allons faire votre partie, madame Grandet, dit madame des Grassins. — Mais nous sommes tous réunis, nous pouvons deux tables.... — Puisque c'est Ia fête d'Eugénie, faites votre loto général, dit le père Grandet, ces deux enfants en seront." L'ancien tonnelier, qui ne jouait jamais k aucun jeu, montra sa fille et Adolphe. „Allons, Nanon, mets les tables. — Nous allons vous aider, mademoiselle Nanon, dit gaiement madame des Grassins, toute joyeuse de la joie qu'elle avait causée k Eugénie. — Je n'ai jamais de ma vie été si contente, lui dit Phéritière. Je n'ai rien vu de si joli nulle part. — C'est Adolphe qui 1'a rapportée de Paris et qui Fa choisie, lui dit madame des Grassins k 1'oreille. — Va, va ton train, damnée intrigante! se disait le président; si tu es jamais en procés, toi ou ton mari, votre affaire ne sera jamais bonne. Le notaire, assis dans son coin, regardait 1 abbe d'un air calme en se disant: „Les des Grassins ont beau faire, ma fortune, celle de mon frère et celle de mon neveu montent en somme a onze cent mille francs. Les des Grassins en ont tout au plus la moitié, et ils ont une fille: ils peuvent offrir ce qu'ils voudront; héritière et cadeaux, tout sera pour nous un jour." . x ,, A huit heures et demie du soir, deux tables étaient dressées. La jolie madame des Grassins avait réussi è mettre son fils a cöté d Eugénie. Les acteurs de cette scène pleine d'intérêt, quoique vulgaire en apparence, munis de cartons bariolés, chiffrés, et de jetons en verre bleu, semblaient écouter les plaisanteries du vieux notaire, qui ne tirait pas un numéro sans faire une remarque, mais tous pensaient aux millions de monsieur GrandetLe vieux tonnelier conternplait vaniteusement les plumes roses, la toilette fralche de madame des Grassins, la tête martiale du banquier, celle d'Adolphe, le président, 1'abbé, le notaire, et se disait intérieurement: „lis sont lè pour mes écus. lis viennent s'ennuyer ici pour ma fille. Hé! ma fille ne sera ni pour les uns ni pour les autres, et tous ces gens-la me servent de harpons pour pêcher!" Au moment oü madame Grandet gagnait un lot de seize sous, le plus considérable qui eüt jamais été ponté 1 dans cette salie, et que la grande Nanon 1 Ponter, mettre de 1'argent contre celui qui tient la banque (au jeu). riait d'aise en voyant madame empochant cette riche somme, un coup de marteau retentit a Ia porte de la maison, et y fit un si grand tapage que les femmes sautèrent sur leurs chaises. — Ce n'est pas un homme de Saumur qui frappe ainsi, dit le notaire. — Peut-on cogner comme 9a? dit Nanon. Veulentils casser notre porte? — Quel diable est-ce?" s'écria Grandet. Nanon prit une des deux chandelles, et alla ouvrir, accompagnée de Grandet. — Grandet, Grandet," s'écria sa femme qui, poussée par un vague sentiment de peur, s'élanga vers la porte de la salie. Tous les joueurs se regardèrent. — Si nous y allions? dit monsieur des Grassins. Ce coup de marteau me paratt malveillant." A peine fut-il permis a monsieur des Grassins d'apercevoir la figure d'un jeune homme accompagné du facteur des messageries,1 qui portait deux malles énormes et tratnait des sacs de nuit. Grandet se retourna brusquement vers sa femme, et lui dit: — Madame Grandet, allez a votre loto. Laissezmoi m'entendre avec monsieur." Puis il tira vivement la porte de la salie, oü les joueurs agités reprirent leurs places, mais sans continuer le jeu. — Est-ce quelqu'un de Saumur, monsieur des Grassins? lui dit sa femme. — Non, c'est un voyageur. — II ne peut venir que de Paris. — En effet, dit le notaire en tirant sa vieille montre épaisse de deux doigts et qui ressemblait 1 Messageries, entreprise de transport. Facteur, celui qui charge, décharge, transporte h destination les colis (besteller). è un vaisseau hollandais, il est neuffe-s-heures. Peste! la diligence du Grand Bureau n'est jamais en retard. — Et ce monsieur est-il jeune? demanda l'abbé Cruchot. — Oui, répondit monsieur des Grassins. 11 apporte des paquets qui doivent peser au moinstrois cents kilos. — Nanon ne revient pas, dit Eugénie. — Ce ne peut être qu'un de vos parents, dit le président. — Faisons les mises, s'écria doucement madame Grandet. A sa voix, j'ai vu que monsieur Grandet était contrarié, peut-être ne serait-il pas content de s'apercevoir que nous parions de ses affaires. — Mademoiselle, dit Adolphe a sa voisine, ce sera sans doute votre cousin Grandet, un bien joli jeune homme que j'ai vu au bal de monsieur de Nucingen." Adolphe ne continua pas, sa mère lui marcha sur le pied; puis, en lui demandant a haute voix deux sous pour sa mise: „Veux-tu te taire, grand nigaud!" lui dit-elle a 1'oreille. En ce moment, Grandet rentra sans la grande Nanon, dont le pas et celui du facteur retentirent dans les escaliers; il était suivi du voyageur qui, depuis quelques instants, excitait tant de curiosités et préoccupait se vivement les imaginations que son arrivée en ce logis et sa chute au milieu de ce monde peut être comparée k celle d'un colima^on dans une ruche, ou k 1'introduction d'un paon dans quelque obscure basse-cour de village. — Asseyez-vous auprès du feu," lui dit Grandet. Avant de s'asseoir, le jeune étranger salua trés gracieusement 1'assemblée. Les hommes se levèrent pour repondre par une inclination polie, et les femmes firent une révérence cérémonieuse. — Vous avez sans doute froid, monsieur, dit madame Grandet, vous arrivez peut-être de ... — Voila bien les femmes! dit le veux vigneron en quittant la lecture d'une lettre qu'il tenait k la main, laissez donc monsieur se reposer. — Mais, mon père, monsieur a peut-être besoin de quelque chose, dit Eugénie. — II a une langue, répondit sévèrement le vigneron. L'inconnu fut seul surpris de cette scène. Les autres personnes étaient faites aux fa^ons despotiques du bonhomme. Néanmoins, quand ces deux demandes et ces deux réponses furent échangées, l'inconnu se leva, présenta le dos au feu, leva 1'un de ses pieds pour chauffer la semelle de ses bottes, et dit a Eugénie: — Ma cousine, je vous remercie, j'ai dinéè Tours. Et, ajouta-t-il en regardant Grandet, je n'ai besoin de rien, je ne suis même point fatigué. — Monsieur vient de lacapitale?"demanda madame des Grassins. Monsieur Charles, ainsi se nommait le fils de monsieur Grandet de Paris, en s'entendant interpeller, prit un petit lorgnon suspendu par une chaïne a son col, 1'appliqua sur son oeil pour examiner et ce qu'il y avait sur la table et les personnes qui y étaient assises, lorgna fort impertinemment madame des Grassins, et lui dit après avoir tout vu: „Oui, madame. Vous jouez au loto, ma tante, ajouta-t-il, je vous en prie, continuez votre jeu, il est trop amusant pour le quitter... — J'étais süre que c'était le cousin, pensait madame des Grassins en lui jetant de petites ceillades. — Quarante-sept, cria le vieil abbé. Marquez donc, madame des Grassins, n'est-ce pas votre numéro?" Monsieur des Grassins mit un jeton sur le carton de sa femme, qui, saisie par de tristes pressentiments, observa tour a tour le cousin de Paris et Eugénie, sans songer au loto. De temps en temps, la jeune héritière langa de furtifs regards et la femme du banquier put facilement y découvrir un crescendo d'étonnement ou de curiosité. Monsieur Charles Grandet, beau jeune homme de vingt-deux ans, produisait en ce moment un singulier contraste avec les bons provinciaux que déja ses manières aristocratiques révoltaient passablement, et que tous étudiaient pour se moquer de lui. Ceci veut une explication. A vingt-deux ans, les jeunes eens sont encore assez voisins de 1'enfance pour se laisser aller a des enfantillages. Aussi, peut-être sur cent d'entre eux, s'en rencontrerait-il bien quatrevinet-dix-neuf qui se seraient conduits comme se conduisait Charles Grandet. Quelques jours avant cette soirée, son père lui avait dit d'aller pour quelques mois chez son frère de Saumur. Peut-etre monsieur Grandet de Paris pensait-il a Eugenie. Charles, qui tombait en province pour la premiere fois, eut la pensée d'y parattre avec la superiorite d'un jeune homme a la mode, de désespérer 1 aTT0Jl~ dissement par son luxe, d'y faire époque, et y importer les inventions de la vie parisienne. Lnnn, pour tout expliquer d'un mot, il voulait passer a Saumur plus de temps qu'è Paris a se brosser les ongles, et y affecter 1'excessive recherche de mise que parfois un jeune homme élégant abandonne pour une négligence qui ne manque pas de grace. Charles emporta donc le plus joli costume de chasse, le plus joli fusil, le plus joli couteau, la plus jolie gaine 1 de Paris. II emporta sa collection de gilets les plus ingénieux: il y en avait de gris, de blancs, de noirs, de couleur scarabée, a reflets d or, ae pailletés, de chinés,2 k chale ou droits de col, k col 1 Gaine, étui. ' Chiner, filer avec des fils de diverses couleurs qui torment un dessin. renversé, de boutonnés jusqu'en haut, a boutons d'or. II emporta toutes les variétés de cols et de cravates en faveur a cette époque. II emporta deux habits et son linge le plus fin. II emporta sa jolie toilette d'or, présent de sa mère. II emporta ses colifichets de dandy, sans oublier une ravissante petite écritoire donnée par la plus aimable des femmes, pour lui du moins; puis force joli papier pour lui écrire une lettre par quinzaine. Ce fut enfin une cargaison de futilités parisiennes aussi compléte qu'il était possible de la faire, et oü, depuis la cravache qui sert k commencer un duel, jusqu'aux beaux pistolets ciselés qui Ie terminent, se trouvaient tous les instruments aratoires 1 dont se sert un jeune oisif pour labourer la vie. Son père lui ayant dit de voyager seul et modestement, il était venu dans le coupé de la diligence retenu pour lui seul. Charles comptait rencontrer cent personnes chez son oncle, chasser k courre dans les forêts de son oncle, y vivre enfin de la vie de chateau; il ne savait pas le trouver k Saumur, oü il ne s'était informé de lui que pour demander le chemin de Froidfond; mais, en le sachant en ville, il crut I'y voir dans un grand hótel. Afin de débuter convenablement chez son oncle, soit a Saumur, soit a Froidfond, il avait fait Ia toilette de voyage la plus coquette, la plus simplement recherchée, la plus adorable, pour employer le mot qui, dans ce temps, résumait les perfections spéciales d'une chose ou d'un homme. A Tours, un coiffeur venait de lui refriser ses beaux cheveux chatains; il y avait changé de linge, et mis une cravate de satin noir combinée avec un col rond, de manière k encadrer agréablement sa blanche et rieuse figure. ' Aratoire, qui concerne le labourage. Une redingote de voyage a demi boutonnée lui pingait la taille, et laissait voir un gilet de cachemire a chale sous lequel était un second gilet blanc. Sa montre, négligemment abandonnée au hasard dans sa poche, se rattachait par une courte chatne d'or a i'une des boutonnières. Son pantalon gris se boutonnait sur les cötés, oü des dessins brodés en soie noire enjolivaient les coutures. II maniait agréablement une canne dont la pomme d'or sculptée n'altérait point la fratcheur de ses gants gris. Enfin, sa casquette était d'un goüt excellent. Un Parisien, un Parisien de la sphère la plus élevée, pouvait seul s'agencer ainsi sans paraitre ridicule, et donner une harmonie de fatuité k toutes ces niaiseries, que soutenait d'ailleurs un air brave, 1'air d'un jeune homme qui a de beaux pistolets et le coup sür. Maintenant, si vous voulez bien comprendre la surprise respective des Saumurois et du jeune Parisien, voir parfaitement le vif éclat que 1'élégance du voyageur jetait au milieu des ombres grises de la salie et des figures qui composaient le tableau de familie, essayez de vous représenter les Cruchot. Tous les trois prenaient du tabac, et ne songeaient plus depuis longtemps k éviter ni les roupies,1 ni les petites galettes noires qui parsemaient le jabot de leurs chemises rousses, k cols recroquevillés et k plis jaunatres. Leurs cravates molles se roulaient en corde aussitöt qu'ils se les étaient attachées au cou. L'énorme quantité de linge qui leur permettait de ne faire la lessive que tous les six mois, et de le garder au fond de leurs armoires, laissait le temps y imprimer ses teintes grises et vieilles. II y avait en eux une parfaite entente de mauvaise grSce et de sénilité. 1 Roupie, goutte qui pend au nez. Leurs figures, aussi flétries que 1'étaient Ieurs habits rapés, aussi plissées que leurs pantalons, semblaient usées, racornies,1 et grimafaient. La négligence générale des autres costumes, tous incomplets, sans fraicheur, comme le sont les toilettes de province, oü 1'on arrivé insensiblement a ne plus s'habiller les uns pour les autres, etaprendre garde au prix d'une paire de gants, s'accordait avec 1 insouciance des Cruchot. L'horreur de la mode était Ie seul point sur lequel les Grassinistes et les Cruchotins s'entendissent parfaitement. Le Parisien prenait-il son lorgnon pour examiner les singuliers accessoires de la salie, les solives du plancher, le ton des boiseries ou les points que les mouchêsy avaient imprimés, et dont le nombre aurait suffi pour ponctuer 1'Encyclopédie méthodique et le Moniteur,2 aussitöt les joueurs de loto levaient le nez et Ie considéraient avec autant de curiosité qu'ils en eussent manifesté pour une girafe. Monsieur des Grassins et son fils, auxquels la figure d'un homme a la mode n'était pas inconnue, s'associèrent néanmoins a 1'étonnement de leurs voisins, soit qu'ils éprouvassent 1'indéfinissable influence d'un sentiment général, soit qu'ils 1'approuvassent, en disant a leurs compatriotes par des oeillades pleines d'ironie: „Voila comme ils sont è Paris." Tous pouvaient d'ailleurs observer Charles a loisir, sans craindre de déplaire au maitre du logis. Grandet était absorbé dans la longue lettre qu'il tenait, et il avait pris pour Ia lire 1'unique flambeau de la table, sans se soucier de ses hótes ni de leur plaisir. Eugénie, Racorni,Aux comme Ia corne. 1 L'Encyclopédie méthodique par ordre des matières, publiée par Panckoucke et Agasse (Paris, J782 1832) en 166 volumes! Le Moniteur universel !oLJ °J£ane °">ciel du Gouvernement francais de 1789 iusau'è 1869. Panckoucke en était le fondateur. h qui le type d'une perfection semblable, soit dans la mise, soit dans la personne, était entièrement inconnu, crut voir en son cousin une créature descendue de quelque région séraphique. Elle respirait avec délices les parfums exhalés par cette chevelure si brillante, si gracieusement bouclée. Elle aurait voulu pouvoir toucher la peau blanche de ces jolis gants fins, Elle enviait les petites mains de Charles, son teint, la fraicheur et la délicatesse de ses traits. Enfin, si toutefois cette image peut résumer les impressions que le jeune élégant produisit sur une ignorante fille sans cesse occupee a rapetasser des bas, a ravauder la garde-robe de son père et dont la vie s'était écoulée sous ces crasseux lambris sans voir dans cette rue silencieuse plus d'un passant par heure, la vue de son cousin fit sourdre en son cceur les émotions que causent a un jeune homme les fantastiques figures de femmes dessinées par Westall1 dans les keepsake 1 anglais, et gravées par les Finden 1 d'un burin si habile, qu'on a peur, en soufflant sur le vélin, de faire envoler ces apparitions célestes. Charles tira de sa poche un mouchoir brodé par son amie. En voyant ce joli ouvrage fait avec amour, Eugénie regarda son cousin pour savoir s'il allait bien réellement s'en servir. Les manières de Charles, ses gestes, la fa?on dont il prenait son lorgnon, son impertinence affectée, son mépris pour le coffret qui venait de faire tant de plaisir h la riche héritière et qu'il trouvait évidemment ou sans valeur ou ridicule; enfin, tout ce qui choquait les Cruchot « Keepsake, (mot anglais), livre élégamment exécuté et relié contenant des pièces de vers, des fragments de prose, de la musique, des gravures, etc. et destiné h être offert en cadeau, comme souvenir. Westall, peintre anglais; Finaen, graveur anglais, contemporains de Balzac. et les des Grassins lui plaisait si fort, qu'avant de s'endormir elle dut rêver longtemps k ce phénix des cousins. Les numéros se tiraient fort lentement, mais bientöt le loto fut arrêté. La grande Nanon entra et dit tout haut: „Madame, va falloir me donner des draps pour faire le lit a monsieur." Madame Grandet suivit Nanon. Madame des Grassins dit alors k voix basse: „Gardons nos sous et laissons le loto." Chacun reprit ses deux sous dans la vieille soucoupe écornée oü il les avait mis; puis 1'assemblée se remua en masse et fit un quart de conversion vers le feu.1 — Vous avez donc fini? dit Grandet sans quitter sa lettre. — Oui, oui, répondit madame des Grassins en venant prendre place prés de Charles. Eugénie, mue par une de ces pensées qui naissent au coeur des jeunes filles quand un sentiment s'y loge pour la première fois, quitta la salie pour aller aider sa mère et Nanon. Si elle avait été questionnée par un confesseur habile, elle lui eüt sans doute avoué qu'elle ne songeait ni a sa mère ni k Nanon, mais qu'elle était travaillée par un poignant désir d'inspecter la chambre de son cousin pour s'y occuper de son cousin, pour y placer quoi que cc fQt, pour obvier a un oubli, pour y tout prévoir, afin de la rendre, autant que possible, élégante et propre. Eugénie se croyait déjè seule capable de comprendre les goüts et les idéés de son cousin. En effet, elle arriva fort heureusement pour prouver k sa mère et a Nanon, qui revenaient pensant avoir tout fait, que tout était k faire. Elle donna 1'idée k la grande 1 Conversion, changement de front (d'une troupe); quart de conversion, „kwartzwenking", «wending rechts- en linksom." Mannn de bassiner1 les draps avec la braise du feu; elle couvrit elle-même la vieille table d'un napperon, et recommanda bien a Nanon de changer le napperon tous les matins. Elle convainquit sa mère de la nécessité d'allumer un bon feu dans la chemmee, et détermina Nanon a monter, sans en rien dire a son oèïe un gros tas de bois dans le corridor Elle cour'ut chercher dans une des encoignures de ^ salie un plateau de vieux laqué qu.. venait de la succession de feu le vieux mons,.e"rcrdiest!;aèBs[x tellière v prit également un verre de cristal a six oans iine petite cuiller dédorée, un flacon ant.que nn é'taient gravés des amours, et mit triomphalement ?e tout sur un coin de la cheminée. II lui ava.t plus surgi d'idées en un quart d'heure qu elle n en av eu depuis qu'elle était au monde. Maman dit-elle, jamais mon cousin ne suppor ,er7 Meur d-une ch'aUlle. Si nous achet.ons de 'a EUe g'aUa* iégère comme un oiseau, tirer de sa Sbrsca Bl e armée d'un sucrier de vieux Sèvres rapporte du chSteau de Froidfond par O'anAp. .Et o nrpndras-tu donc du sucre? es-tu folie.-' — Maman, Nanon achètera aussi bien du sucre que de la bougie. - SeTaü-ü1 ccmvenable que son neveu ne pöt boire un verre d'eau sucrée? D'ailleurs, il ny pas attention. TZZiner, chauffer au moyen d'une bassinoire (beddepan) — Ton père voit tout, dit madame Grandet en hochant la tête. Nanon hésitait, elle connaissait son maitre. — Mais va donc, Nanon, puisque c'est ma fête!" Nanon laissa échapper un gros rire en entendant la première plaisanterie que sa jeune maïtresse efit jamais faite, et lui obéit. Pendant qu'Eugénie et sa mère s'effor^aient d'embellir la chambre destinée par monsieur Grandet a son neveu, Charles se trouvait 1'objet des attentions de madame des Grassins, qui lui faisait des agaceries. — Vous êtes bien courageux, monsieur, lui ditelle, de quitter les plaisirs de la capitale pendant 1'hiver pour venir habiter Saumur. Mais si nous ne vous faisons pas trop peur, vous verrez que Pon peut encore s'y amuser." Charles se trouvait si dépaysé dans cette salie, si loin du vaste chateau et de la fastueuse existence qu'il supposait è son oncle, qu'en regardant attentivement madame des Grassins, il apergut enfin une image k demi effacée des fïgures parisiennes. II répondit avec grace a 1'espèce d'invitation qui lui était adressée, et il s'engagea naturellement une conversation dans laquelle madame des Grassins baissa graduellement sa voix pour la mettre en harmonie avec la nature de ses confidences. II existait chez elle et chez Charles un même besoin de confiance. Aussi, après quelques moments de causerie coquette et de plaisanteries sérieuses, 1'adroite provinciale put-elle lui dire sans secroire entendue des autres personnes, qui parlaient de la vente des vins, dont s'occupait en ce moment tout le Saumurois: „Monsieur, si vous voulez nous faire Phonneur de venir nous voir, vous ferez trés certainement autant de plaisir k mon mari qu'è moi. Notre salon est le seul dans Saumur oü vous trou- Eugénie Grandet. 4 verez réunis le haut commerce et la noblesse: nous appartenons aux deux sociétés, qui ne veulent se rencontrer que la, paree qu'on s'y amuse. Mon mari, je le dis avec orgueil, est également considéré par les uns et par les autres. Ainsi, nous tacherons de faire diversion a 1'ennui de votre séjour ici. Si vous restiez chez monsieur Grandet, que deviendriez-vous, bon Dieu! Votre oncle est un grigou 1 qui ne pense qu'è ses provins,* votre tante est une dévote qui ne sait pas coudre deux idéés, et votre cousine est une petite sotte, sans éducation, commune, sans dot, et qui passé sa vie a raccommoder des torchons. — Elle est trés bien, cette femme, se dit en luimême Charles Grandet en répondant aux minauderies de madame des Grassins. — II me semble, ma femme, que tu veux accaparer monsieur," dit en riant le gros et grand banquier. — II paraït que j'aurai beaucoup de succès a Saumur," se disait Charles en déboutonnant sa redingote, se mettant la main dans son gilet, et jetant son regard a travers les espaces pour imiter la pose donnée a lord Byron par Chantrey.3 L'inattention du père Grandet, ou, pour mieux dire, la préoccupation dans laquelle le plongeait la lecture de sa lettre, n'échappèrent ni au notaire ni au président, qui tachaient d'en conjecturer le contenu par les imperceptibles mouvements de la figure du bonhomme, alors fortement éclairée par la chandelle. Le vigneron maintenait difficilement le calme habituel de sa physionomie. D'ailleurs, chacun pourra se peindre la contenance affectée par eet homme en lisant la fatale lettre que voici: 1 Grigou, avare. * Provin, jeune sarment de vigne qu'on couche"en terre pour qu'il y prenne racine. 3 Chantrey, sculpteur anglais (1784—1842). „Mon frère, voici bientöt vingt-trois ans que nous ne nous sommes vus. Mon mariage a été 1'objet de notre dernière entrevue, après laquelle nous nous sommes quittés joyeux 1'un et 1'autre. Certes, je ne pouvais guère prévoir que tu serais un jour le seul soutien de la familie, a la prospérité de laquelle tu applaudissais alors. Quand tu tiendras cette lettre en tes mains, je n'existerai plus. Dans la position oü j'étais, je n'ai pas voulu survivre è la honte d'une faillite. Je me suis tenu sur le bord du gouffre jusqu'au dernier moment, espérant surnager toujours. II faut y tomber. Les banqueroutes réunies de mon agent de change et de Roguin, mon notaire, m'emportent mes dernières ressources et ne me laissent rien. J'ai la douleur de devoir prés de quatre millions sans pouvoir offrir plus de vingt-cinq pour cent d'actif. Mes vins emmagasinés éprouvent en ce moment la baisse ruineuse que causent 1'abondance et la qualité de vos récoltes. Dans trois jours, Paris dira: „Monsieur Grandet était un fripon!" Je me coucherai, moi probe, dans un linceul d'infamie. Je ravis a mon fils et son nom que j'entache et la fortune de sa mère. 11 ne sait rien de cela, ce malheureux enfant que j'idolatre. Nous nous sommes dit adieu tendrement. II ignorait, par bonheur, que les derniers flots de ma vie s'épanchaient dans eet adieu. Ne me maudira-t-il pas un jour? Mon frère, mon frère, la malédiction de nos enfants est épouvantable; ils peuvent appeler de la nötre, mais la leur est irrévocable. Grandet, tu es mon atné, tu me dois ta protection: fais que Charles ne jette aucune parole amère sur ma tombe! Mon frère, si je t'écrivais avec mon sang et mes larmes, il n'y aurait pas autant de douleurs que j'en mets dans cette lettre; car je pleurerais, je saignerais, je serais mort, je ne souffrirais plus; mais je souffre et vois la mort d'un ceil sec. Te voilé donc le père de Charles! il n'a point de parents du cóté maternel. O mon malheureux fils! mon fils! Écoute, Grandet, je ne suis pas venu t'implorer pour moi; d'ailleurs, tes biens ne sont peut-être pas assez considérables pour supporter une hypothèque de trois millions; mais pour mon fils! Sache-le bien, monfrère, mes mains suppliantes sont jointes en pensant k toi. Grandet, je te confie Charles en mourant. Enfin je regarde mes pistolets sans douleur en pensant que tu lui serviras de père. II m'aimait bien, Charles; j'étais si bon pour lui, je ne le contrariais jamais: il ne me maudira pas. D'ailleurs, tu verras; il est doux, il tient de sa mère, il ne te donnera jamais de chagrin. Pauvre enfant! accoutumé aux jouissances du luxe, il ne connatt aucune des privations auxquelles nous a condamnés 1'un et 1'autre notre première misère... Et le voila ruiné, seul. Oui, tous ses amis le fuiront, et c'est moi qui serai la cause de ces humiliations. Ah! je voudrais avoirle bras assez fort pour 1'envoyer d'un seul coup dans les cieux prés de sa mère. Folie! je reviens k mon malheur, k celui de Charles. Je te 1'ai donc envoyé pour que tu lui apprennes convenablement et ma mort et son sort a venir. Sois un père pour lui, mais un bon père. Ne 1'arrache pas tout k coup a sa vie oisive, tu le tuerais. Je lui demande k genoux de renoncer aux créances qu'en qualité d'héritier de sa mère il pourrait exercer contre moi. Mais c'est une prière superflue; il a de 1'honneur, et sentira bien qu'il ne doit pas se joindre k mes créanciers. Fais-le renoncer k ma succession en temps utile. Révèle-lui les dures conditions de la vie que je lui fais; et, s'il me conserve sa tendresse, dis-lui bien en mon nom que tout n'est pas perdu pour lui. Oui, le travail, qui nous a sauvés tous deux, peut lui rendre la fortune que je lui emporte; et, s'il veut écouter la voix de son père, qui pour lui voudrait sortir un moment du tombeau, qu'il parte, qu'il aille aux Indes. Mon frère, Charles est un jeune homme probe et courageux: tu lui feras une pacotille,1 il mourrait plutöt que de ne pas te rendre les premiers fonds que tu lui prêteras; car tu lui en prêteras, Grandet! sinon tu te créerais des remords. Ah! si mon enfant ne trouvait ni secours ni tendresse en toi, je demanderais éternellement vengeance a Dieu de ta dureté. Si j'avais pu sauver quelques valeurs, j'avais bien le droit de lui remettre une somme sur le bien de sa mère; mais les payements de ma fin du mois avaient absorbé toutes mes ressources. Je n'aurais pas voulu mourir dans le doute sur le sort de mon enfant; j'aurais voulu sentir de saintes promesses dans la chaleur de ta main, qui m'eüt réchauffé; mais le temps me manque. Pendant que Charles voyage, je suis obligé de dresser mon bilan. Je tache de prouver, par la bonne foi qui préside a mes affaires, qu'il n'y a dans mes désastres ni faute ni improbité. N'est-ce pas m'occuper de Charles? Adieu, mon frère. Que toutes les bénédictions de Dieu te soient acquises pour la généreuse tutelle que je te confie, et que tu acceptes, je n'en doute pas. II y aura sans cesse une voix qui priera pour toi dans le monde oü nous devons aller tous un jour, et oü je suis déjè. „Victor-Ange-Guillaume Grandet." — Vous causez donc?" dit Ie père Grandet en pliant avec exactitude la lettre dans les mêmes plis 1 Pacotille, ici: quantité de marchandises k vendre que peuvent embarquer, pour leur compte, les gens de ('équipage ou les passagers. V. page 36. et la mettant dans la poche de son gilet. II regarda son neveu d'un air humble et craintif, sous lequel il cacha ses émotions et ses calculs. — Vous êtes-vous réchauffé? — Trés bien, mon cher oncle. — Eh bien, oü sont donc nos femmes?" dit Tonele, oubliant déja que son neveu couchait chez lui. En ce moment, Eugénie et madame Grandet rentrèrent. „Tout est-il arrangé la-haut?" leur demanda le bonhomme en retrouvant son calme. — Oui, mon père. — Eh bien, mon neveu, si vous êtes fatigué, Nanon va vous conduire k votre chambre. Dame, ce ne sera pas un appartement de mirliflor!1 mais vous excuserez de pauvres vignerons qui n'ont jamais le sou. Les impóts nous avalent tout. — Nous ne voulons pas être indiscrets, Grandet, dit le banquier. Vous pouvez avoir k jaser avec votre neveu, nous vous souhaitons le bonsoir. A demain." A ces mots, 1'assemblée se leva, et chacun fit la révérence suivant son caractère. Le vieux notaire alla chercher sous la porte sa lanterne, et vint 1'allumer en offrant aux des Grassins de les reconduire. Madame des Grassins n'avait pas prévu 1'incident qui devait faire finir prématurément2 la soirée, et son domestique n'était pas arrivé. Lorsque les quatre parents se trouvèrent seuls dans la salie, monsieur Grandet dit k son neveu: „II faut se coucher. II est trop tard pour causer des affaires qui vous amènent ici, nous prendrons demain un moment convenable. Ici, nous déjeunons k huit heures. A midi, nous mangeons un fruit, un rien de pain sur le pouce,3 et nous buvons un verre 1 Mirliflore, jeune homme qui fait 1'élégant. ' Prématurément, avant 1'heure ordinaire. 8 Sar le pouce, k la hflte et debout. de vin blanc; puis nous dïnons, comme les Parisiens, a cinq heures. Voila 1'ordre. Si vous voulez voir la ville ou les environs, vous serez libre comme Pair. Vous m'excuserez si mes affaires ne me permettent pas toujours de vous accompagner. Vous les entendrez peut-être tous ici vous disant que je suis riche: monsieur Grandet par ci, monsieur Grandet par lè! Je les laisse dire, leurs bavardages ne nuisent point a mon crédit. Mais je n'ai pas le sou, et je travaille a mon age comme un jeune compagnon, qui n'a pour tout bien qu'une mauvaise plane1 et deux bons bras. Vous verrez peut-être bientöt par vous-même ce que coüte un écu quand il faut le suer.2 Allons, Nanon, les chandelles? — J'espère, mon neveu, que vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin, dit madame Grandet; mais s'il vous manquait quelque chose, vous pourrez appeler Nanon. — Ma chère tante, ce serait difficile; j'ai, je crois, emporté toutes mes affaires! Permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit, ainsi qu'a ma jeune cousine." Charles prit des mains de Nanon une bougie allumée, une bougie d'Anjou, bien jaune de ton, vieillie en boutique et si pareille a de la chandelle, que monsieur Grandet, incapable d'en soupQonner 1'existence au logis, ne s'aper?ut pas de cette magnificence. — Je vaisvousmontrer lechemin, ditle bonhomme. Au lieu de sortir par la porte de la salie qui donnait sous la voöte, Grandet fit la cérémonie de passer par le couloir qui séparait la salie de la 1 Plane, planoir, instrument, pour aplanir le bois (formé d'une lame d'acier et terminé h chaque bout par une poignée). s Quand il faut le suer, quand il faut se donner beaucoup de peine pour le gagner. cuisine. Une porte battante garnie d'un grand carreau de verre ovale fermait ce couloir du cöté de 1'escalier, afin de tempérer le froid qui s'y engouffrait. Mais en hiver la bise n'en sifflait pas moins par la trés rudement, et, malgré les bourrelets mis aux portes de la salie, k peine la chaleur s'y maintenaitelle è un degré convenable. Nanon alla verrouiller la grande porte, ferma la salie, et détacha dans Pécurie un chien-loup dont la voix était cassée comme s'il avait une Iaryngite. Cet animal, d'une notable férocité, ne connaissait que Nanon. Ces deux créatures champêtres s'entendaient. Quand Charles vit les murs jaunatres et enfumés de la cage oü 1'escalier k rampe vermoulue tremblait sous le pas pesant de son oncle, son dégrisement alla rinforzando. II se croyait dans un juchoir a poules. Sa tante et sa cousine, vers lesquelles il se retourna pour interroger leurs figures, étaient si bien fagonnées 1 a cet escalier, que, ne devinant pas la cause de son étonnement, elles le prirent pour une expression amicale, et y répondirent par un sourire agréable qui le désespéra. „Que diable mon père m'envoiet-il faire ici?" se disait-il. Arrivé sur le premier palier, il apergut trois portes peintes en rouge et sans chambranles, des portes perdues dans la muraille poudreuse et garnies de bandes en fer boulonnées, apparentes, terminées en fagon de flammes comme 1'était a chaque bout la longue entrée de la serrure. Celle de ces portes qui se trouvait en haut de 1'escalier et qui donnait entrée dans la pièce située au-dessus de la cuisine, était évidemment murée. On n'y pénétrait en effet que par la chambre de Grandet, k qui cette pièce servait de cabinet. L'unique croisée d'oü elle tirait son jour 1 Fagonné a, fait ü, gewend aan. était défendue sur la cour par d'énormes barreaux enfergrillagés.Personne, pas-même madame Grandet, n'avait la permission d'y venir, le bonhomme voulait y rester seul comme un alchimiste a son fourneau. La, sans doute, quelque cachette avait été trés habilement pratiquée, la s'emmagasinaient les titres de propriété, la pendaient les balances a peser les louis, Ia se faisaient nuitamment et en secret les quittances, les regus, les calculs, de manière que les gens d'affaires, voyant toujours Grandet prêt a tout, pouvaient imaginer qu'il avait è ses ordres une fée ou un démon. Lè, sans doute, quand Nanon ronflait a ébranler les planchers, quand le chienloup veillait et baillait dans la cour, quand madame et mademoiselle Grandet étaient bien endormies, venait le vieux tonnelier choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or. Les murs étaient épais, les contrevents discrets. Lui seul avait la clef de ce laboratoire, oü, dit-on, il consultait des plans sur lesquels ses arbres a fruits étaient désignés et oü il chiffrait ses produits a un provin, a une bourrée 1 prés. L'entrée de la chambre d'Eugénie faisait face a cette porte murée. Puis, au bout du palier, était 1'appartement des deux époux qui occupaient tout le devant de la maison. Madame Grandet avait une chambre contigue a celle d'Eugénie, chez qui 1'on entrait par une porte vitrée. La chambre du mattre était séparée de celle de sa femme par une cloison, et du mystérieux cabinet par un gros mur. Le père Grandet avait logé son neveu au second étage, dans la haute mansarde située au-dessus de sa chambre, de manière k pouvoir 1'entendre, s'il lui prenait fantaisie d'aller et de venir. Quand Eugénie et sa mère arrivèrent au milieu du 1 Bourrée, fagot de menues branches. palier, elles se donnèrent le baiser du soir; puis, après avoir dit è Charles quelques mots d'adieu, froids sur les lèvres, mais certes chaleureux au coeur de la fille, elles rentrèrent dans leurs chambres. „Vous voila chez vous, mon neveu, dit le père Grandet a Charles en lui ouvrant sa porte. Si vous aviez besoin de sortir, vous appelleriez Nanon. Sans elle, votre serviteur! le chien vous mangerait sans vous dire un seul mot. Dormez bien. Bonsoir. Ha! ha lees dames vous ont fait du feu," reprit-il. En ce moment la grande Nanon apparut, armée d'une bassinoire. „En voilé bien d'une autre! 1 dit monsieur Grandet. Veux-tu bien remporter ta braise, Nanon.! — Mais, monsieur, les draps sont humides, et ce monsieur est vraiment mignon comme une femme. — Allons, va, puisque tu 1'as dans la tête, dit Grandet en la poussant par les épaules, mais prends garde de mettre le feu." Puis 1'avare descendit en grommelant de vagues paroles. Charles demeura pantois2 au milieu de ses malles. Après avoir jeté les yeux sur les murs d'une chambre en mansarde tendue de ce papier jaune k bouquets de fleurs qui tapisse les guinguettes, sur une cheminée en pierre de liais3 cannelée dont le seul aspect donnait froid, sur des chaises de bois jaune garnies en canne vernissée et qui semblaient avoir plus de quatre angles, sur une table de nuit ouverte dans laquelle aurait pu tenir un petit sergent de voltigeurs, sur le maigre tapis placé au bas d'un lit k ciel dont les pentes * en drap tremblaient 1 En voilü bien d'une autre! voilé qui est encore plus fort I 5 Pantois, interdit, stupéfait. 3 Pierre de liais, pierre cal- caire qu'on trouve dans les carrières du bassin de Paris. 4 Pente, bande qui pend sur le haut des rideaux, autour d'un ciel de lit. comme si elles allaient tomber, achevées par les vers, il regarda sérieusement la grande Nanon et lui dit: Ah 5a! ma chère enfant, suis-je bien chez monsieur Grandet, Pancien maire de Saumur, frère de monsieur Grandet de Paris? — Oui, monsieur, chez un ben aimable, un ben doux, un ben doux, un ben parfait monsieur. Faut-il que je vous aide k défaire vos malles? — Ma foi, je le veux bien, mon vieux troupier! N'avez-vous pas servi dans les marins de la garde impériale? — Oh! oh! oh! oh! dit Nanon, quoi que c'est que ga, les marins de la garde? C'est-y salé? ^a va-t-il sur 1'eau? — Tenez, cherchez ma robe de chambre qui est dans cette valise. En voici la clef." Nanon fut tout émerveillée de voir une robe de chambre en soie verte a fleurs d'or et k dessins antiques. — Vous allez mettre ga pour vous coucher, dit-elle. — Oui. — Sainte Vierge! le beau devant d'autel pour la paroisse. Mais, mon cher mignon monsieur, donnez ga a 1'Église, vous sauverez votre ame, tandis que ga vous la fera perdre. Oh! que vous êtes donc gentil comme ga. Je vais appeler mademoiselle pour qu'elle vous regarde. — Alions, Nanon, puisque Nanon y a, voulez-vous vous taire! Laissez-moi coucher, j'arrangerai mes affaires demain; et si ma robe vous plait tant, vous sauverez votre ame. Je suis trop bon chrétien pour vous la refuser en m'en allant, et vous pourrez en faire ce que vous voudrez." Nanon resta plantée sur ses pieds, contemplant Charles, sans pouvoir ajouter foi k ses paroles. — Me donner ce bel atour!1 dit-elle en s'en allant. II rêve déjè, ce monsieur. Bonsoir. — Bonsoir, Nanon. — Qu'est-ce que je suis venu faire ici ? se dit Charles en s'endormant. Mon père n'est pas un niais, mon voyage doit avoir un but. Psch! a demain les affaires sérieuses, disait je sais quelle ganache grecque. — Sainte Vierge! qu'il est gentil, mon cousin!" se dit Eugénie en interrompant ses prières, qui ce soir-lè ne furent pas finies. Madame Grandet n'eut aucune pensée en se couchant. Elle entendait, par la porte de communication qui se trouvait au milieu de la cloison, 1'avare se promenant de long en long dans sa chambre. Semblable a toutes les femmes timides, elle avait étudié le caractère de son seigneur. De même que la mouette prévoit 1'orage, elle avait, a d'imperceptibles signes, pressenti la tempête inférieure qui agitait Grandet, et, pour employer Pexpression dont elle se servait, elle faisait alors la morte. Grandet regardait la porte intérieurement doublée en töle qu'il avait fait mettre k son cabinet, et se disait: „Quelle idéé bizarre a eue mon frère de me léguer son enfant? Jolie succession! Je n'ai pas vingt écus a donner. Mais qu'est-ce que vingt écus pour ce mirliflor, qui lorgnait mon baromètre comme s'il avait voulu en faire du feu?" En songeant aux conséquences de ce testament de douleur, Grandet était peut-être plus agité que ne 1'était son frère au moment oü il le traga. — „J'aurais cette robe d'or?" disait Nanon, qui s'endormit habillée de son devant d'autel, rêvant de fleurs, de tabis,2 de damas, pour la première fois de sa vie, comme Eugénie rêva d'amour. Atour, parure. * Tabis, étoffe de soie moirée. Matinale comme toutes les filles de province, elle se leva de bonne heure, fit sa prière, et commenga 1'oeuvre de sa toilette, occupation qui désormais allait avoir un sens. Elle lissa d'abord ses cheveux chatains, tordit leurs grosses nattes au-dessus de sa tête avec le plus grand soin, en évitant que les cheveux ne s'échappassent de leurs tresses, et introduisit dans sa coiffure une symétrie qui rehaussa la timide candeur de son visage, en accordant la simplicité des accessoires a la naïveté des lignes. En se lavant plusieurs fois les mains dans de 1'eau pure qui lui durcissait et rougissait la peau, elle regarda ses beaux bras ronds, et se demanda ce que faisait son cousin pour avoir les mains si mollement blanches, les ongles si bien fagonnés. Elle mit ses plus jolis souliers. Elle se laga droit, sans passer d'oeillets. Enfin, souhaitant, pour la première fois de sa vie, de paraitre a son avantage, elle connut le bonheur d'avoir une robe fraïche, bien faite, et qui la rendait attrayante. Quand sa toilette fut achevée, elle entendit sonner 1'horloge de la paroisse, et s'étonna de ne compter que sept heures. Le désir d'avoir tout le temps nécessaire pour se bien habiller 1'avait fait lever trop tót. Ignorant 1'art de remanier dix fois une bouclé de cheveux et d'en étudier 1'effet, Eugénie se croisa bonnement les bras, s'assit a sa fenêtre, contempla la cour, le jardin étroit et les hautes terrasses qui le dominaient; vue mélancolique, bornée, mais qui n'était pas dépourvue des mystérieuses beautés particulières aux endroits solitaires ou è la nature inculte. Auprès de la cuisine se trouvait un puits entouré d'une margelle, et a poulie maintenue dans une branche de fer courbée, qu'embrassait une vigne aux pampres flétris, rougis, brouis 1 par la saison. De lè, le tortu- 1 Brouir, brüler ce qui a été gelé. eux sarment gagnait le mur, s'y attachait, courait le long de la maison et finissait sur un bücher oü le bois était rangé avec autant d'exactitude que peuvent 1'être les livres d'un bibliophile. Le pavé de la cour offrait ces teintes noiratres produites avec le temps par les mousses, par les herbes, par le défaut de mouvement. Les murs épais présentaient leur chemise 1 verte, ondée de longues traces brunes. Enfin les huit marches qui régnaient au fond de la cour et menaient a la porte du jardin, étaient disjointes et ensevelies sous de hautes plantescomme le tombeau d'un chevalier enterré par sa veuve au temps des croisades. Au-dessus d'une assise de pierres toutes rongées s'élevait une grille de bois pourri, a moitié tombée de vétusté,2 mais è laquelle se mariaient a leur gré des plantes grimpantes. De chaque cóté de la porte a claire-voie s'avangaient les rameaux tordus de deux pommiers rabougris. Trois allées parallèles, sablées et séparées par des carrés dont les terres étaient maintenues au moyen d'une bordure en buis, composaient ce jardin que terminait, au bas de la terrasse, un couvert de tilleuls.3 A un bout, des framboisiers; è 1'autre, un immense noyer qui inclinait ses branches jusque sur le cabinet du tonnelier. Un jour pur et le beau soleil des automnes naturels aux rives de la Loire commengaient a dissiper le glacis 4 imprimé parlanuitaux pittoresques objets, aux murs, aux plantes qui meublaient ce jardin et la cour. Eugénie trouva des charmes tout nouveaux dans 1'aspect de ces choses, auparavant si ordinaires pour elle. Mille penseés confuses naissaient dans son ame, et y croissaient 1 Chemise, enveloppe. 8 Vétusté, ancienneté. " Couvert de tilleuls, lieu planté de tilleuls. 4 Glacis, teinte légère, brillante, transparente. a mesure que croissaient au dehors les rayons du soleil. Elle eut enfin ce mouvement de plaisir vague, inexplicable, qui enveloppe 1'être moral, comme un nuage envelopperait I'être physique. Ses réflexions s'accordaient avec les détails de ce singulier paysage, et les harmonies de son coeur firent alliance avec les harmonies de la nature. Quand le soleil itteignit un pan de mur, d'oü tombaient des Cheveux de Vénus aux feuilles épaisses, a couleurs changeantes comme la gorge des pigeons, de célestes rayons d'espérance illuminèrent 1'avenir pour Eugénie, qui désormais se plut a regarder ce pan de mur, ses fleurs pales, ses clochettes bleues et ses herbes fanées, auxquelles se mêla un souvenir gracieux comme ceux de 1'enfance. Le bruit que chaque feuille produisait dans cette cour sonore, en se détachant de son rameau, donnait une réponse aux secrètes interrogations de la jeune fille, qui serait restée la, pendant toute la journée, sans s'apercevoir de la fuite des heures. Enfin elle ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur 1'escalier, et tendit le cou pour écouter les bruits de la maison. „ II ne se léve pas," pensat-elle en entendant la tousserie matinale de Nanon, et la bonne fille, venant, balayant la salie, allumant son feu, enchainant le chien et parlant a ses bêtes dans 1'écurie. Aussitöt Eugénie descendit et courut a Nanon qui trayait la vache. „Nanon, ma bonne Nanon, fais donc de la crème pour le café de mon cousin. — Mais, mademoiselle, il aurait fallu s'y prendre hier, dit Nanon qui partit d'un gros éclat de rire. Je ne peux pas faire de la crème. Vous ne 1'avez pas vu dans sa chambrelouque de soie et d'or. Je 1'ai vu, moi. II porte du linge fin comme celui du surplis a monsieur le curé. — Nanon, fais-nous donc de la galette.1 — Et qui me donnera du bois pour Ie four, et de la farine, et du beurre? dit Nanon, laquelle, en sa qualité de premier ministre de Grandet, prenait parfois une importance énorme aux yeux d'Eugénie et de sa mère. Faut-il pas le voler, eet homme, pour fêter votre cousin? Demandez-lui du beurre, de la farine, du bois; il est votre père, il peut vous en donner. Tenez, le voila qui descend pour voir aux provisions.. Eugénie se sauva dans le jardin, tout épouvantée en entendant trembler Tescalier sous le pas de son père. Elle éprouvait déja les effets de cette profonde pudeur et de cette conscience particulière de notre bonheur qui nous fait croire, non sans raison peutêtre, que nos pensées sont gravées sur notre front et sautent aux yeux d'autrui. En s'apercevant enfin du froid dénüment de Ia maison paternelle, la pauvre fille concevait une sorte de dépit de ne pouvoir la mettre en harmonie avec 1'élégance de son cousin. Elle éprouva un besoin passionné de faire quelque chose pour lui: quoi? elle n'en savait rien. Pour la première fois elle eut dans le coeur de la terreur è 1'aspect de son père, vit en lui le mattre de son sort, et se crut coupable d'une faute en lui taisant quelques pensées. Elle se mit è marcher a pas précipités, en s'étonnant de respirer un air plus pur, de sentir les rayons du soleil plus vivifiants, etd'y puiser une chaleur morale, une vie nouvelle. Pendant qu'elle cherchait un artifice pour obtenir la galette, il s'élevait entre la grande Nanon et Grandet une de ces querelles aussi rares entre eux que le sont les hirondelles en hiver. Muni de ses clefs, le bon- 1 Galette, gSteau fait ordinairement de farine, de beurre et d ceufs, et de forme ronde et plate. homme était venu mesurer les vivres nécessaires a la consommation de la journée. — Reste-t-il du pain d'hier? dit-il a Nanon. — Pas une miette, monsieur." Grandet prit un gros pain rond, bien enfariné, moulé dans un de ces paniers plats qui servent a boulanger en Anjou, et il allait le couper, quand Nanon lui dit: — Nous sommes cinq, aujourd'hui, monsieur. — C'est vrai, répondit Grandet, mais ton pain pèsesix livres, il en restera. D'ailleurs, ces jeunesgens de Paris, tu verras que $a ne mange point de pain. — £a mangera donc de la frippe?" dit Nanon. En Anjou, la frippe, mot du lexique populaire, exprime 1'accompagnement du pain, depuis le beurre étendu sur la tartine, frippe vulgaire, jusqu'aux confitures d'alleberge, la plus distinguée des frippes; et tous ceux qui, dans leur enfance, ont léché la frippe et laissé le pain, comprendront la portée de cette locution. — Non, répondit Grandet, ?a ne mange ni frippe, ni pain. Ils sont quasiment1 comme des filles a marier. Enfin, après avoir parcimonieusement ordonné le menu quotidien, le bonhomme allait se dirigervers son fruitier, en fermant néanmoins les armoires de sa Dépense,2 lorsque Nanon 1'arrêta pour lui dire: „Monsieur, donnez-moi donc alors de la farine et du beurre, je ferai une galette aux enfants. — Ne vas-tu pas mettre la maison au pillage a cause de mon neveu ? — Je ne pensais pas plus è votre neveu qu'è votre chien, pas plus que vous n'y pensez vousmême. Ne voilè-t-il pas que vous ne m'avez aveint3 1 Quasiment, presque. * Dépense, lieu oü 1'on serre les provisions. ' Aveint, de aveindre, tirer quelque chose d'un iieu, aller prendre un objet (pour 1'apporter h la personne qui le demande). Eugénie Grandet. 5 que six morceaux de sucre? m'en faut huit. — Ah £a, Nanon, je ne t'ai jamais vue comme 5a. Qu^esl-ce qui te passé donc par la tête? Es-tu la maitresse ici ? Tu n'auras que six morceaux de sucre. — Eh bien, votre neveu, avec quoi donc qu'il sucrera son café ? — Avec deux morceaux, je m'en passerai, moi. — Vous vous- passerez de sucre, è votre age! J'aimerais mieux vous en acheter de ma poche. — Mêle-toi de ce qui te regarde. Malgré la baisse du prix, le sucre était toujours, aux yeux du tonnelier, la plus précieuse des denrées coloniales; il valait toujours six francs la livre pour lui. L'obligation de le ménager, prise sous 1'Empire, était devenue la plus indélébile de ses habitudes. Toutes les femmes, même la plus niaise, savent ruser pour arriver a leurs fins; Nanon abandonna la question du sucre pour obtenir la galette. — Mademoiselle, cria-t-elle par la croisée, est-ce que vous voulez de la galette? — Non, non, répondit Eugénie. — Allons, Nanon, dit Grandet en entendant la voix de sa fille, tiens." II ouvrit la mette 1 oü était la farine, lui en donna une mesure, et ajouta quelques onces de beurre au morceau qu'il avait déjè coupé. — II faudra du bois pour chauffer Ie four, dit 1'implacable Nanon. — Eh bien, tu en prendras è ta suffisance, réponditil mélancoliquement; mais alors tu nous feras une tarte aux fruits, et tu nous cuiras au four tout Ie diner; par ainsi, tu n'allumeras pas deux feux. — Quien! 2 s'écria Nanon, vous n'avez pas besoin 1 Mette, met, mait, pétrin de boulanger (baktrog): huchei la farine (meelkist). » Quien/ Tiens! de me le dire." Grandet jeta sur son fidéle ministre un coup d'oeil presque paternel. „Mademoiselle, cria la cuisinière, nous aurons une galette." Le père Grandet revint chargé de ses fruits, et en rangea une première assiettée sur la table de la cuisine. „Voyez donc, monsieur, lui dit Nanon, les jolies bottes qu'a votre neveu. Quel cuir, et qui sent bon! Avec quoi que ga se nettoie donc? Faut-il y mettre de votre cirage a Poeuf? — Nanon, je crois que 1'oeuf gaterait ce cuir-la. D'ailleurs, dis-lui que tu ne connais point la manière de cirer le maroquin; oui, c'est du maroquin. II achètera Iui-même a Saumur et t'apportera de quoi lustrer ses bottes. J'ai entendu dire qu'on fourre du sucre dans leur cirage pour le rendre brillant. — C'est donc bon a manger, dit la servante en portant les bottes a son nez. Tiens, tiens, elles sentent 1'eau de Cologne de madame. Ah! c'est-il dröle! — Dröle? dit lemaitrejtu trouves dröle de mettre a des bottes plus d'argent que n'en vaut celui qui les porte? — Monsieur, dit-elle au second voyage de son mattre qui avait fermé le fruitier, est-ce que vous ne mettrez pas une ou deux fois le pot-au-feu 1 par semaine è cause de votre ...? — Oui. — Faudra que j'aille a la boucherie. — Pas du tout; tu nous feras du bouillon de volaille, les fermiers ne t'en laisseront pas chómer.* Mais ie vais dire è Cornoiller de me tuer des corbeaux. Ce gibier-la donne le meilleur bouillon de la terre. — C'est-y vrai, monsieur, que mange les morts? 1 Pot-au-feu, viande qu'on fait bouillir avec de 1'eau des légumes pour en faire du bouillon (pot = marmite). ' Chömer, cesser de travailler. 1 Chómer de..., manquer de..., être sans... — Tu es béte, Nanon! Ils mangent, comme tout le monde, ce qu'ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas de morts? Qu'est-ce donc que les successions?" Le père Grandet, n'ayant plus d'ordres èdonner, tira sa montre; et voyant qu'il pouvait encore disposer d'une demi-heure avant le déjeuner, il prit son chapeau, vint embrasser sa fille, et lui dit: „Veux-tu te promener au bord de la Loire sur mes prairies? J'ai quelque chose k y faire. Eugénie alla mettre son chapeau de paille cousue, doublé de taffetas rose; puis, le père et la fille descendirent la rue tortueuse jusqu'è la place. — Oü dévalez-vous1 donc si matin? dit le notaire Cruchot qui rencontra Grandet. Voir quelque chose, répondit le bonhomme sans être la dupe de la promenade matinale de son ami. Quand le père Grandet allait voir quelque chose, le notaire savait par expérience qu'il y avait toujours quelque chose è gagner avec lui. Donc il 1 accompagna. — Venez, Cruchot ! dit Grandet au notaire. Vous êtes de mes amis; je vais vous démontrer comme quoi c'est une bêtise de planter des peupliers dans de bonnes terres ... — Vous comptez donc pour rien les soixante mille francs que vous avez palpés 2 pour ceux qui étaient dans vos prairies de la Loire? dit maitre Cruchot en ouvrant des yeux hébétés. Avez-vous eu du bonheur!... Couper vos arbres au moment oü 1'on manquait de bois blanc k Nantes, et les vendre trente francs!" Eugénie écoutait sans savoir qu'elle touchait au 1 Dévaler, descendre. * Palper, toucher (de 1'argent). moment le plus solennel de sa vie, et que le notaire allait faire prononcer sur elle un arrêt paternel et souverain. Grandet était arrivé aux magnifiques prairies qu'il possédait au bord de la Loire, et oü trente ouvriers s'occupaient k déblayer, combler, niveler les emplacements autrefois pris par les peupliers. — Maitre Cruchot, voyez ce qu'un peuplier prend de terrain, dit-il au notaire. Jean, cria-t-il k un ouvrier, me ... me ... mesure avec ta toise dans tou ... tou... tous les sens. — Quatre fois huit pieds, répondit 1'ouvrier après avoir fini. — Trente-deux pieds de perte, dit Grandet a Cruchot. J'avais sur cette ligne trois cents peupliers, pas vrai ? Or... trois ce ... ce... ce ... cents fois trente-d ... eux pie ... pieds me man ... man ... man... mangeaient cinq... inq cents de foin; ajoutez deux fois autant sur les cötés, quinze cents; les rangées du milieu autant. Alors, mé ... mé ... mettons mille bottes de foin. — Eh bien, dit Cruchot pour aider son ami, mille bottes decefoin-lavalentenviron six cents francs. — Di... di... dites dou ... ou ... ouze cents k cause des trois a quatre cents francs de regain. Eh bien! ca... ca... ca... catculez ce que que que dou ... ouze cents francs par an pen ... pen ... pendant quarante ans do... donnent a... a... avec les in ... intéréts com ... com ... composés que que que vouous saaavez. — Va pour soixante mille francs, dit le notaire. — Ie le veux bien! Qa ne... ne... ne meferaqueque que soixante mille francs. Eh bien! reprit le vigneron sans bégayer, deux mille peupliers de quarante ans ne me donneraient pas cinquante mille francs. II y a perte. J'ai trouvé ?a, moi, dit Grandet en se redressant sur ses ergots.1 Jean, reprit-il, tu combieras les trous, excepté du cóté de la Loire, oü tu planteras les peupliers que j'ai achetés. En les mettant dans la rivière, ils se nourriront aux frais du gouvernement, ajoutat-ü en se tournant vers Cruchot et imprimant k la loupe de son nez un léger mouvement qui valait le plus ironique des sourires. — Cela est clair: les peupliers ne doivent se planter que sur les terres maigres, dit Cruchot, stupéfait par les calculs de Grandet. O-u-i, monsieur, répondit ironiquement le tonnelier. Eugénie, qui regardait le sublime paysage de la Loire sans écouter les calculs de son père, prêta bientót 1'oreille aux discours de Cruchot en 1'entendant dire a son cliënt: „Eh bien! vous avez fait venir un gendre de Paris, il n est question que de votre neveu dans tout Saumur. Je vais bientót avoir un contrat a dresser, père Grandet. — Vous... ou... vous êtes so... so... orti de bo... bonne heure pooour me dire 9a, reprit Grandet en accompagnant cette réflexion d'un mouvement de sa loupe. Eh bien, mon vieux camaaaarade, je serai franc, et je vous dirai ce que vooous voooulez sa... savoir. J'aimerais mieux, voyez-vooous, je... jeter ma fi... fi... fille dans la Loire que de la dooonner a son cououousin: vous pou... pou... ouvez aaannoncer 5a. Mais non, laissez jaaser le mon... onde." Cette réponse causa des éblouissements k Eugénie. Les lointaines espérances qui pour elle commengaient k poindre dans son coeur fleurirent soudain, se réalisèrent et formèrent un faisceau de fleurs qu'elle vit 1 Se dresser, se lever, monter sur ses ergots, faire com me le coq qui, se féchant, léve la crête, monte sur ses ergots; Ie prendre sur un ton fier et menacant. coupées et gisant a terre. Depuis la veille, elle s'attachait k Charles par tous les liens de bonheur qui unissent les ames; désormais la souffrance allait donc les corroborer.1 N'est-il pas dans la noble destinée de la femme d'être plus touchée des pompes de la misère que des splendeurs de la fortune? Comment le sentiment paternel avait-il pu s'éteindre au fond du coeur de son père? de quel crime Charles était-il donc coupable? Questions mystérieuses! Déja son amour naissant, mystère si profond, s'enveloppait de mystères. Elle revint tremblant sur ses jambes, et en arrivant a la vieille rue sombre, si joyeuse pour elle, elle la trouva d'un aspect triste, elle y respira la mélancolie que les temps et les choses y avaient imprimée. A quelques pas du logis, elle devanga son père et 1'attendit k la porte après y avoir frappé. Mais Grandet, qui voyait dans la main du notaire un journal encore sous bande, lui avait dit: — Oti en sont les fonds? — Vous ne voulez pas m'écouter, Grandet, lui répondit Cruchot. Achetez-en vite, il y a encore vingt pour cent k gagner en deux ans, outre les intéréts k un excellent taux, cinq mille livres de rente pour quatre-vingt mille francs. Les fonds sont a quatre-vingts francs cinquante centimes. — Nous verrons cela, répondit Grandet en se frottant le menton. — Mon Dieu! dit le notaire. — Eh bien, quoi?" s'écria Grandet au moment oü Cruchot lui mettait le journal sous les yeux en lui disant: „Lisez eet article." Monsieur Grandet, l'un des négociants les plus 1 Corroborer, rendre plus fort. estimes de Paris, s'est brülé la cervelle hier après avoir fait son apparition accoutumée a la Bourse. II avait envoyé au président de la Chambre des deputés sa démission, et s'était également démis de ses Jonctions de juge au tribunal de commerce. Les faillites de messieurs Roguin et Souchet, son agent de change et son notaire, Vont ruiné. La considération dont jouissait monsieur Grandet et son crédit étaient neanmoins tels qu'il eüt sans doute trouvé des secours sur la place 1 de Paris. II est a regretter que eet homme honorable ait cédé a un premier moment de desespoir, etc. — Je le savais," dit le vieux vigneron au notaire. Ce mot gla?a maitre Cruchot, qui, malgré son impassibilité de notaire, se sentit froid dans le dos en pensant que le Grandet de Paris avait peut-être imploré vainement les millions du Grandet de Saumur. — Et son fils, si joyeux hier... " ne sait rien encore, répondit Grandet avec le même calme. — Adieu, monsieur Grandet, dit Cruchot, qui comprit tout et alla rassurer le président de Bonfons. entrant, Qrandet trouva le déjeuner prêt. Madame Grandet, au cou de laquelle Eugénie sauta pour 1'embrasser avec cette vive effusion de coeur que nous cause un chagrin secret, était déja sur son siège k patins, et se tricotait des manches pour 1'hiver. — Vous pouvez manger, dit Nanon qui descendit les escaliers quatre k quatre, 1'enfant dort comme un chérubin. Qu'il est gentil, les yeux fermés! Je suis entrée, je 1'ai appelé. Ah bien oui! personne. — Laisse-le dormir, dit Grandet, il s'éveillera Ia Boursé0^ ^ ^a™S' ' ensern'D'e des commer^ants de Paris, toujours assez tót aujourd'hui pour apprendre de mauvaises nouvelles. — Qu'y a-t-il donc?" demanda Eugénie en mettant dans son café les deux petits morceaux de sucre pesant on ne sait combien de grammes que le bonhomme s'amusait è couper lui-même è ses heures perdues. Madame Grandet, qui n'avait pas osé faire cette question, regarda son mari. — Son père s'est brülé la cervelle. — Mon oncle?... dit Eugénie. — Le pauvre jeune homme! s'écria madame Grandet. — Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne possède pas un sou. — Eh ben, il dort comme s'il était le roi de la terre," dit Nanon d'un accent doux. Eugénie cessa de manger. Son coeur se serra, comme il se serre quand, pour la première fois, la compassion, excitée par le malheur de celui qu'elle aime, s'épanche dans le corps entier d'une femme. La pauvre fille pleura. — Tu ne connaissais pas ton oncle, pourquoi pleures-tu? lui dit son père en lui Iangant un de ces regards de tigre affamé qu'il jetait sans doute a ses tas d'or. — Mais, monsieur, dit la servante, qui ne se sentirait pas de pitié pour ce pauvre jeune homme qui dort comme un sabot sans savoir son sort? — Je ne te parle pas, Nanon! tiens ta langue. Eugénie apprit en ce moment que la femme qui aime doit toujours dissimuler ses sentiments. Elle ne répondit pas. — Jusqu'è mon retour vous ne lui parlerez de rien, j'espère, m'ame 1 Grandet, dit le vieillard en 1 M'ame, mame, madame. continuant. Je suis obligé d'aller faire aligner le fossé de mes prés sur la route. Je serai revenu a midi pour le second déjeuner, et je causerai avec mon neveu de ses affaires. Quant a toi, mademoiselle Eugénie, si c'est pour ce mirliflor que tu pleures, assez comme cela, mon enfant. II partira, dare dare,1 pour les grandes Indes. Tu ne le verras plus..." Le père prit ses gants au bord de son chapeau, les mit avec son calme habituel, les assujettit en s'emmortaisant2 les doigts les uns dans les autres, et sortit. — Ah! maman, j'étouffe, s'écria Eugénie quand elle fut seule avec sa mère. Je n'ai jamais souffert ainsi. Madame Grandet, voyant sa fille palir, ouvrit la croisée et lui fit respirer le grand air. „Je suis mieux," dit Eugénie après un moment. — Ma pauvre enfant! dit madame Grandet en prenant la tête d'Eugénie pour 1'appuyer contre son sein. A ces mots, la jeune fille releva la tête, interrogea sa mère par un regard, en scruta les secrètes pensées, et lui dit: „Pourquoi 1'envoyer aux Indes? S'il est malheureux, ne doit-il pas rester ici? n'est-il pas notre plus proche parent? — Oui, mon enfant, ce serait bien naturel; mais ton père a ses raisons, nous devons les respecten" La mère et la fille s'assirent en silence, 1'une sur sa chaise è patins, 1'autre sur son petit fauteuil; et, toutes deux, elles reprirentleurouvrage. Oppressée de reconnaissance pour 1'admirable entente de coeur 1 Dare dare, en toute héte (sorte d'onomatopée). ' Emmor- taiser, introduire le tenon (pin) dans la mortaise, entaille (inkerving); assemblé d tenons et ü mortnises, „met pin en gat verbonden." Les assujettit en s'emmortaisant les 'doigts les uns dans les autres = acheva de bien entrer ses gants en entrelagant les doigts. que lui avait témoignée sa mère, Eugénie lui baisa la main en disant: „Combien tu es bonne, ma chère maman." Ces paroles firent rayonner le vieux visage maternel, flétri par de longues douleurs. „Le trouves-tu bien?" demanda Eugénie. Madame Grandet ne répondit que par un sourire; puis, après un moment de silence, elle dit a voix basse: „L'aimerais-tu donc déjè? ce serait mal. — Mal! reprit Eugénie, pourquoi? II te plait, il platt a Nanon, pourquoi ne me plairait-il pas? Tiens, maman, mettons la table pour son déjeuner. Elle jeta son ouvrage, la mère en fit autant en lui disant: „Tu es folie!" Mais elle se plut a justifier la folie de sa fille en la partageant. Eugénie appela Nanon. — Quoi que vous voulez encore, mademoiselle? — Nanon, tu auras bien de la crème pour midi. — Ah! pour midi, oui, répondit la vieille servante. — Eh bien! donne-lui du café bien fort, j'ai entendu dire a monsieur des Grassins que le café se faisait bien fort a Paris. Mets-en beaucoup. — Et oü voulez-vous que j'en prenne? — Achètes-en. — Et si monsieur me rencontre? — II est a ses prés. — Je cours. Mais Monsieur Fessard m'a déjè demandé si les trois Mages1 étaient chez nous, en me donnant de la bougie. Toute la ville va savoir nos déportements.3 — Si ton père s'aper?oit de quelque chose, dit madame Grandet, il est capable de nous battre. — Eh bien! il nous battra; nous recevrons ses coups a genoux. 1 Les trois Mages, qui vinrent de 1'Orient h Bethléem adorer Jésus-Christ. ' Dèportemeni, mauvaise conduite, ntceurs déréglées. Madame Grandet leva les yeux au ciel pour toute réponse. Nanon prit sa coiffe et sortit. Eugénie donna du linge blanc, et alla chercher quelques-unes des grappes de raisin qu'elle s'était amusée a étendre sur des cordes dans le grenier; elle marcha légèrement le long du corridor pour ne point éveiller son cousin, et ne put s'empêcher d'écouter a sa porte la respiration qui s'échappait en temps égaux de ses lèvres. „Le malheur veille pendant qu'il dort," se dit-elle. Elle prit les plus vertes feuilles de Ia vigne, arrangea son raisin aussi coquettement que 1'aurait pu dresser un vieux chef d'office,1 et I'apporta triomphalement sur Ia table. Elle fit main basse, dans la cuisine, sur les poires comptées par son père et les disposa en pyramide parmi des feuilles. Elle allait, venait, trottait, sautait. Elle aurait bien voulu mettre h sac toute la maison de son père; mais il avait les clefs de tout. Nanon revint avec deux oeufs frais. En voyant les oeufs, Eugénie eut 1'envie de lui sauter au cou. — Le fermier de la Lande en avait dans son panier, je les lui ai demandés, et il me les a donnés pour m'être agréable, le mignon. Après deux heures de soins, pendant lesquelles Eugénie quitta vingt fois son ouvrage pour aller voir bouillir le café, pour aller écouter le bruit que faisait son cousin en se levant, elle réussit è préparer un déjeuner trés simple, peu coüteux, mais qui dérogeait2 terriblement aux habitudes invétérées3 de la maison. Le déjeuner de midi s'y faisait debout. Chacun prenait un peu de pain, un fruit ou du 1 Chef d'office, celui qui préside k 1'office, au service de la table. ' Qui dérogeait ü..., qui était tout k fait contraire 4. 3 Invétéré, qui s'est enraciné en vieillissant. beurre, et un verre de vin. En voyant la table placée auprès du feu, 1'un des fauteuils misdevant ie couvert de son cousin, en voyant les deux assiettées de fruits, le coquetier, la bouteille de vin blanc, le pain, et le sucre amoncelé dans une soucoupe, Eugénie trembla de tous ses membres en songeant seulement alors aux regards que lui lancerait son père, s'il venait a entrer en ce moment. Aussi regardait-elle souvent la pendule, afin de calculer si son cousin pourrait déjeuner avant le retour du bonhomme. — Sois tranquille, Eugénie; si ton père vient, je prendrai tout sur moi," dit madame Grandet. Eugénie ne put retenir une larme. — Oh! ma bonne mère, s'écria-t-elle, je ne t'ai pas assez aimée!" Charles, après avoir fait mille tours dans sa chambre en chanteronnant,1 descendit enfin. Heureusement, il n'était encore que onze heures. 11 entra de eet air affable et riant qui sied si bien è la jeunesse, et qui causa une joie triste a Eugénie. 11 avait pris en plaisanterie le désastre de ses chateaux en Anjou,2 et aborda sa tante fort gaiement: — Avez-vous bien passé la nuit, ma chère tante? Et vous, ma cousine? — Bien, monsieur, mais vous? dit madame Grandet. — Moi, parfaitement. — Vous devez avoir faim, mon cousin, dit Eugénie; mettez-vous è table. — Mais je ne déjeune jamais avant midi, le moment oü je me léve. Cependant, j'ai si mal vécu en route, que je me laisserai faire. D'ailleurs... II tira la ' Chanteronner, chantonner. * Saumur est en Anjou. plus délicieuse montre plate que Bréguet1 ait faite. Tiens, mais il est onze heures, j'ai été matinal. — Matinal?... dit madame Grandet. — Oui, mais je voulais ranger mes affaires. Eh bien! je mangerais volontiers quelque chose, un rien, une volaille, un perdreau. — Sainte Vierge! cria Nanon en entendant ces paroles. — Un perdreau! se disait Eugénie, qui aurait voulu payer un perdreau de tout son pécule.3 — Venez vous asseoir, lui dit sa tante. Le dandy se laissa aller sur le fauteuil comme une jolie femme qui se pose sur un divan. Eugénie et sa mère prirent des chaises et se mirent prés de lui devant le feu. — Vous vivez toujours ici? leur dit Charles en trouvant la salie encore plus laide au jour qu'elle ne Fétait aux lumières. — Toujours, répondit Eugénie en le regardant, excepté pendant les vendanges. Nous allons alors aider Nanon, et logeons tous a 1'abbaye de Noyers. — Vous ne vous promenez jamais? — Quelquefois le dimanche après vêpres, quand il fait beau, dit madame Grandet, nous allons sur le pont, ou voir les foins quand on les fauche. — Avez-vous un théStre? — Aller au spectacle, s'écria madame Grandet, voir des comédiens! Mais, monsieur, ne savez-vous pas que c'est un péché mortel? — Tenez, mon cher monsieur, dit Nanon, en apportant les oeufs, nous vous donnerons les poulets a la coque. 1 Bréguet, horloger francais, né è Neuchatel, inventeur d'instruments pour la physique et 1'astronomie (mort en 1823). Son petit-fils Louis, né k Paris, fut aussi un horloger et un physicien distingué. 1 Pécule, petites économies. — Oh! des oeufs frais, dit Charles, qui, semblable aux gens habitués au luxe, ne pensait déjè plus k son perdreau. Mais c'est délicieux, si vous aviez du beurre, hein, ma chère enfant? — Ah! du beurre! Vous n'aurez donc pas de galette? dit la servante. — Mais donne du beurre, Nanon," s'écria Eugénie. La jeune fille examinait son cousin coupant ses mouillettes 1 et y prenait plaisir. II est vrai que Charles avait des mouvements coquets, élégants, menus, comme le sont ceux d'une petite-maitresse.2 La compatissance et la tendresse d'une jeune fille possèdent une influence vraiment magnétique. Aussi Charles, en se voyant 1'objet des attentions de sa cousine et de sa tante, ne put-il se soustraire a 1'influence des sentiments qui se dirigeaient vers lui en 1'inondant, pour ainsi dire. II jeta sur Eugénie un de ces regards brillants de bonté, de caresses, un regard qui semblait sourire. II s'apergut, en contemplant Eugénie, de 1'exquise harmonie des traits de ce pur visage, de son innocente attitude, de la clarté magique de ses yeux, oti scintillaient de jeunes pensées d'amour. — Vous avez une bien jolie bague, dit Eugénie, est-ce mal de vous demander è la voir? Charles tendit la main en défaisant son anneau, et Eugénie rougit en effleurant du bout de ses doigts les ongles roses de son cousin. — Voyez, ma mère, le beau travail. — Oh! il y a gros d'or, dit Nanon, en apportant le café. 1 MouiUette, petit morceau de pain coupé long et mince, pour être trempé dans un oeuf k la coque, un liquide. ' Petitmaitre, petite-mattresse, jeune homme, jeune femme d'une élégance raffinée. — Qu'est-ce que c'est que cela?" demanda Charles en riant. Et il montrait un pot oblong, en terre brune, verni, faïencé 1 è 1'intérieur, bordé d'une frange de cendre, et au fond duquel tombait Ie café en revenant a la surface du liquide bouillonnant. — C'est du café boullu,2 dit Nanon. — Ah! ma chère tante, je laisserai du moins quelque tracé bienfaisante de mon passage ici. Vous êtes bien arriérés! Je vous apprendrai è faire du bon café dans une cafetière a la Chaptal.3 II tenta d'expliquer le système de la cafetière a la Chaptal. — Ah! bien, s'il y a tant d'affaires que ga, dit Nanon, il faudrait bien y passer sa vie. Jamais je ne ferai de café comme ga. Ah bien, oui. Et qui est-ce qui ferait de Pherbe pour notre vache pendant que je ferais le café? — C'est moi qui le ferai, dit Eugénie. — Enfant, dit madame Grandet en regardant sa fille. A ce mot, qui rappelait le chagrin prés de fondre sur ce malheureux jeune homme, les trois femmes se turent et le contemplèrent d'un air de commisération4 qui le frappa. — Qu'avez-vous donc, ma cousine? — Chut! dit madame Grandet è Eugénie, qui allait parler. Tu sais, ma fille, que ton père s'est chargé de parler è monsieur... — Dites Charles, dit le jeune Grandet. 1 Faïencé, couvert de petites fentes ou gergures. ' Boullu, bouilli. * Chaptal, professeur de chimie jusqu' h 1800, puis ministre de 1'intérieur. II a propagé 1'étude de Ia chimie par ses legons et ses écrits, et il a fait les plus heureuses applications de la science k Findustrie (1756—1832). 4 Commisération, pitié, compassion. — Ah! vous vous nommez Charles? C'est un beau nom," s'écria Eugénie. Les malheurs pressentis arrivent presque toujours. Lè, Nanon, madame Grandet et Eugénie, qui ne pensaient pas sans frisson au retour du vieux tonnelier, entendirent un coup de marteau dont le retentissement leur était bien connu. — Voilé papa," dit Eugénie. Eile óta la soucoupe au sucre, en en laissant quelques morceaux sur la nappe. Nanon emporta 1'assiette aux oeufs. Madame Grandet se dressa comme une biche effrayée. C'était une peur panique de laquelle Charles dut s'étonner. — Eh bien! qu'avez-vous donc? leur demanda-t-il. — Mais voila mon père, dit Eugénie. — Eh bien?... Monsieur Grandet entra, jeta son regard clair sur la table, sur Charles; il vit tout. — Ah! ah! vous avez fait fête è votre neveu; c'est bien, trés bien, c'est fort bien! dit-il sans bégayer. Quand le chat court sur les toits, les souris dansent sur les planchers. — Fête? se dit Charles, incapable de soupgonner le régime et les moeurs de cette maison. — Donne-moi mon verre, Nanon," dit lebonhomme. Eugénie apporta le verre. Grandet tira de son gousset un couteau de corne è grosse lame, coupa une tartine, prit un peu de beurre, 1'étendit soigneusement, et se mit è manger debout. En ce moment, Charles sucrait son café. Le père Grandet apergut les morceaux de sucre, examina sa femme qui palit, et fit trois pas; il se penchavers 1'oreille de la pauvre vieille, et lui dit: „Oü donc avezvous pris tout ce sucre? — Nanon est allée en chercher chez Fessard, il n'y en avait pas." Eugénie Grandet. a II est impossible de se figurer 1'intérêt profond que cette scène muette offrait k ces trois femmes: Nanon avait quitté sa cuisine et regardait dans la salie pour voir comment les choses s'y passeraient. Charles, ayant goüté son café, le trouva trop amer, et chercha le sucre que Grandet avait déjè serré. — Que voulez-vous, mon neveu? lui dit le bonhomme. — Le sucre. — Mettez du lait, répondit le maitre de la maison, votre café s'adoucira." Eugénie reprit la soucoupe au sucre que Grandet avait déjè serrée, et la mit sur la table en contemplant son père d'un air calme. — Tu ne manges pas, ma femme? La pauvre ilote 1 s'avan^a, coupa piteusement un morceau de pain, et prit une poire. Eugénie offrit audacieusement k son père du raisin, enluidisant: — Goüte donc k ma conserve, papa! Mon cousin, vous en mangerez, n'est-ce pas? Je suis allée chercher ces jolies grappes-Ia pour vous. — Oh! si on ne les arrête, elles mettront Saumur au pillage pour vous, mon neveu. Quand vous aurez fini, nous irons ensemble dans le jardin, j'ai k vous dire des choses qui ne sont pas sucrées. Eugénie et sa mère lancèrent un regard sur Charles, a Pexpression duquel le jeune homme ne put se tromper. — Qu'est-ce que ces mots signifient, mon oncle? Depuis la mort de ma pauvre mère... (a ces deux mots, sa voix mollit) il n'y a pas de malheur possible pour moi... — Mon neveu, qui peut connaitre les afflictions par lesquelles Dieu veut nous éprouver? lui dit sa tante. 1 llote, voir page 17. — Ta! ta! ta! ta! dit Grandet, voilé les bêtises qui commencent. Je vois avec peine, mon neveu, vos jolies mains blanches. 11 lui montra les espèces d'épaules de mouton que la nature lui avait mises au bout des bras. Voilé des mains faites pour ramasser des écus! Vous avez été élevé a mettre vos pieds dans la peau avec laquelle se fabriquent les portefeuilles oü nous serrons les billets de commerce. Mauvais! mauvais! — Que voulez-vous dire, mon oncle, je veux être pendu si je comprends un seul mot. — Venez," dit Grandet. L'avare fit claquer la lame de son couteau, but le reste de son vin blanc et ouvrit la porte. — Mon cousin, ayez du courage!" L'accent de la jeune fille avait glacé Charles, qui suivit son terrible parent, en proie a de mortelles inquiétudes. Eugénie, sa mère et Nanon vinrent dans la cuisine, excitées par une invincible curiosité a épier les deux acteurs de la scène qui allait se passer dans le petit jardin humide, oü Tonele marcha d'abord silencieusement avec le neveu. Grandet n'était pas embarrassé pour apprendre a Charles la mort de son père, mais il éprouvait une sorte de compassion en le sachant sans un sou, et il cherchait des formules pour adoucir 1'expression de cette cruelle vérité. „Vous avez perdu votre père!" ce n'était rien a dire. Les pères meurent avant les enfants. Mais: „Vous êtes sans aucune espèce de fortune!" tous les malheurs de la terre étaient réunis dans ces paroles. Et le bonhomme de faire, pour la troisième fois, le tour de 1'allée du milieu, dont le sable craquait sous les pieds. Dans les grandes circonstances de la vie, notre arae s'attache fortement aux lieux oü les plaisirs et les chagrins fondent sur nous. Aussi Charles examinait-il avec une attention particulière les buis de ce petit jardin, les feuilles pales qui tombaient, les dégradations 1 des murs, les bizarreries des arbres fruitiers, détails pittoresques qui devaient rester gravés dans son souvenir, éternellement mêlés è cette heure suprème. — II fait bien chaud, bien chaud, dit Grandet, en aspirant une forte partie d'air. — Oui, mon oncle, mais pourquoi... — Eh bien, mon gar^on, reprit Tonele, j'ai de mauvaises nouvelles a t'apprendre. Ton père est bie nmal... — Pourquoi suis-je ici? dit Charles. Nanon! cria-t-il, des chevaux de poste. Je trouverai bien une voiture dans le pays, ajouta-t-il en se tournant vers son oncle qui demeurait immobile. — Les chevaux et la voiture sont inutiles, répondit Grandet. Charles resta muet, palit, et ses yeux devinrent fixes. „Oui, mon pauvre gargon, tu devines. II est mort. Mais ce n'est rien. II y a quelque chose de plus grave. II s'est brülé la cervelle... — Mon père?... — Oui. Mais ce n'est rien. Les journaux glosent de cela comme s'ils en avaient ie droit. Tiens, lis. Grandet, qui avait emprunté le journal de Cruchot, mit le fatal article sous les yeux de Charles. En ce moment Ie pauvre jeune homme, encore enfant, encore dans I'age oü les sentiments se produisent avec naïveté, fondit en larmes. — Allons, bien, se dit Grandet. Ses yeux m'effrayaient. 11 pleure, le voila sauvé. Ce n'est encore rien, mon pauvre neveu, reprit Grandet è haute voix, sans savoir si Charles Pécoutait, ce n'est rien, tu te consoleras; mais... — Jamais! jamais! mon père! mon père! — II t'a ruiné, tu es sans argent. 1 Dégradation, état de délabrement. — Qu'est-ce que cela me fait? Oü est mon père, mon père?" Les pleurs et les sanglots retentissaient entre ces murailles d'une horrible fagon, et se répercutaient dans les échos. Les trois femmes, saisies de pitié, pleuraient: les larmes sont aussi contagieuses que peut 1'être le rire. Charles, sans écouter son oncle, se sauva dans la cour, trouva 1'escalier, monta dans sa chambre, et se jeta en travers de son lit en se mettant la face dans les draps pour pleurer a son aise loin de ses parents. — II faut laisser passer la première averse, dit Grandet en rentrant dans la salie oü Eugénie et sa mère avaient brusquement repris leurs places et travaillaient d'une main tremblante après s'être essuyé les yeux. Mais ce jeune homme n'est bon è rien, il s'occupe plus des morts que de 1'argent." Eugénie frissonna en entendant son père s'exprimer ainsi sur la plus sainte des douleurs. Dès ce moment, elle commenga a juger son père. Quoique assourdis, les sanglots de Charles retentissaient dans cette sonore maison; et sa plainte profonde, qui semblait sortir de dessous terre, ne cessa que vers le soir, après s'être graduellement affaiblie. — Pauvre jeune homme!" dit madame Grandet. Fatale exclamation! Le père Grandel regarda sa femme, Eugénie et le sucrier; il se souvint du déjeuner extraordinaire apprêté pour le parent malheureux, et se posa au milieu de la salie. — Ah ga, j'espère, dit-il avec son calme habituel, que vous n'allez pas continuer vos prodigalité, madame Grandet. Je ne vous donne pas mon argent, pour embucquer 1 de sucre ce jeune dróle. 1 Embucquer, emboquer, (du lat. bucca, bouche), emplter (une volaille), bourrer de.... (volproppen). — Ma mère n'y est pour rien, dit Eugénie. C'est moi qui... — Est-ce paree que tu es majeure, reprit Grandet en interrompant sa fille, que tu voudrais me contrarier? Songe, Eugénie ... — Mon père, le fils de votre frère ne devait pas manquer chez vous de ... Ta, ta, ta, ta, dit le tonnelier sur quatre tons chromatiques,1 le fils de mon frère par ci, mon neveu par lè. Charles ne nous est de rien, il n'a ni sou ni maille; son père a fait faillite; et, quand ce mirliflor aura pleuré son sofll,2 il décampera d'ici; je ne veux pas qu'il révolutionne ma maison. ~7 Qu'est-ce que c'est, mon père, que de faire faillite? demanda Eugénie. — Faire faillite, reprit le père, c'est commettre 1'action la plus déshonorante entre toutes celles qui peuvent déshonorer 1'homme. Ce doit être un bien grand péché, dit madame Grandet, et notre frère serait damné. Allons, voila des litanies, dit-il k sa femme en haussant les épaules. Faire faillite, Eugénie, est un vol que la loi prend malheureusement sous sa protection. Des gens ont donné leurs denrées a Guillaume Grandet sur sa réputation d'honneur et de probité, puis il a tout pris, et ne leur laisse que les yeux pour pleurer. Le voleur de grand chemin est préférable au banqueroutier: celui-Iè vous attaque, vour pouvez vous défendre, il risque sa tête; mais 1'autre ... Enfin Charles est déshonoré." Ces mots retentirent dans le coeur de la pauvre fille et y pesèrent de tout leur poids. Probe autant qu'une fleur née au fond d'une forêt est délicate, 1 Chromatique, qui procédé par succession de demi-tons. Aura pleuré son soül, aura pleuré tout son content (soül, rassasié). elle ne connaissait ni les maximes du monde, ni ses raisonnements captieux,1 ni ses sophismes: elle accepta donc 1'atroce explication que son pere lui donnait a dessein de la faillite, sans lui faire connattre la distinction qui existe entre une faillite ïnvolontaire et une faillite calculée. — Eh bien, mon père, vous n'avez donc pu empêcher ce malheur? — Mon frère ne m'a pas consulté. D ailleurs, il doit quatre millions. — Qu'est-ce que c'est donc qu'un million, mon père ? demanda-t-elle avec la naïveté d'un enfant qui croit pouvoir trouver promptement ce qu il desire. — Deux millions? dit Grandet, mais c est deux millions de pièces de vingt sous, et il faut cinq Dièces de vingt sous pour faire cinq francs. — Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Eugenie, comment mon oncle avait-il eu a lui quatre millions. Y a-t-il quelque autre personne en France qui puisse avoir autant de millions? (Le père Grande se caressaitle menton, souriait, et sa loupe semblait se dilater). Mais que va devenir mon cousin Charles. — 11 va partir pour les grandes Indes, ou, selon le voeu de son père, il tachera de faire fortune. — Mais a-t-il de 1'argent pour aller la? — Je lui paierai son voyage... jusqu'è... oui, jus- qu'a Nantes." , Eugénie sauta d'un bond au cou de son père. — Ah! mon père, vous êtes bon, vous! Elle 1'embrassait de manière a rendre presque honteux Grandet, que sa conscience harcelait un peu. Faut-il beaucoup de temps pour amasser un million? lui demanda-t-elle. 1 Captieux, qui cherche & tromper. * Sophisme, faux raisonnement ayant 1'apparence de 1 exactitude. - fvnpn,c n0US' dirons des neuvaines 1 pour lui — J y pensais, repondit !a mère le DèreeSAhe1^ t0U,'°UrS déPenser de «'aigent, s'écria mille et de?s^ cent d°nC X ait nnpHfm! m°ment une plainte sourde, plus lueubre 2lira rfï? autres, retentit dans les grenifrs et gla?a de terreur Eugénie et sa mère. g Grande^" Ah V°''r S'U ne se tu* pas, dit femme et sa fil£ , rePnt",, en se tournant vers sa emme et sa fille, que son mot avait rendues pales nas toïffi." °'r Cruch0t' el causer «« lui de ,," 5artl'- Quand Grandet eut tiré la porte Eueénie pièce'de'vin ? de louis ve»d-°" »« „• P^re vend les siennes entre cent et rpnt j'a! entendu^dü-e'. qUe'qUe,0is deux cen,s. 4 « que ~ Ma3"#0-11 réco,te quatorze cents pièces de vin cel! T enfant' J'e ne sa* pas ce que" fait, ton père ne me dit jamais ses affaires j-Mais alors papa doit être riche aux^e"söón%eCHvSre^pendan\°/il?u/0j^uJs.')r'^reS'messes' e*c-« — Peut-être. Mais monsieur Cruchot m'a dit qu'il avait acheté Froidfond il y a deux ans. £a 1'aura gêné. Eugénie, ne comprenant plus rien I lafortunede son père, en resta la de ces calculs. — 11 ne m'a tant seulement pointvue, le mignon! dit Nanon en revenant. II est étendu comme un veau sur son lit, et pleure comme une Madeleine, que c'est une vraie bénédiction! Quel chagrin a donc ce pauvre gentil jeune homme? — Allons donc le consoler bien vite, maman; et, si 1'on frappe, nous descendrons." Madame Grandet fut sans défense contre les harmonies de la voix de sa fille. Eugénie était sublime, elle était femme. Toutes deux, le coeur palpitant, montèrent è la chambre de Charles. La porte était ouverte. Le jeune homme ne voyait ni n'entendait rien. Plongé dans les larmes, il poussait des plaintes inarticulées. — Comme il aime son père!" dit Eugénie è voix basse. II était impossible de méconnattre dans 1'accent de ces paroles les espérances d'un coeur a son insu passionné. Aussi madame Grandet jeta-t-elle è sa fille un regard empreint de maternité, puis tout bas al'oreille: „Prends garde, tu 1'aimerais, dit-elle. — L'aimer! reprit Eugénie. Ah! si tu savais ce que mon père a dit!" Charles se retourna, apergut sa tante et sa cousine. — J'ai perdu mon père, mon pauvre père! S'il m'avait confié le secret de son malheur, nous aurions travaillé tous deux è le réparer. Mon Dieu! mon bon père! je comptais si bien le revoir que je I'ai, je crois, froidement embrassé. Les sanglots lui coupèrent la parole. — Nous prierons bien pour lui, dit madame Grandet. Résignez-vous a la volonté de Dieu. — Mon cousin, dit Eugénie, prenez courage! Votre perte est irréparable: ainsi songez maintenant a sauver votre honneur.. Avec eet instinct, cette finesse de la femme qui a de 1'esprit en toute chose, même quand elle console, Eugénie voulait tromper la douleur de son cousin en 1'occupant de lui-même. — Mon honneur cria le jeune homme en chassant ses cheveux par un mouvement brusque, et il s'assit sur son lit en se croisant les bras. „Ah! c'est vrai. Mon père, disait mon oncle, a fait faillite." II poussa un cri déchirant et se cacha le visage dans ses mains. „Laissez-moi, ma cousine, laissezmoi! Mon Dieu! mon Dieu! pardonnez è mon père, il a dü bien souffrir." II y avait quelque chose d'horriblement attachant a voir 1'expression de cette douleur jeune, vraie, sans calcul, sans arrière-pensée. C'était une pudique douleur que les coeurs simples d'Eugénie et de sa mère comprirent, quand Charles fit un geste pour leur demander de 1'abandonner a lui-même. Elles descendirent, reprirent en silence leur place prés de la croisée, et travaillèrent pendant une heure environ sans se dire un mot. Eugénie avait aper^u, par le regard furtif qu'elle jeta sur le ménage du jeune homme, ce regard des jeunes filles qui voient tout en un clin d'oeil, les jolies bagatelles de sa toilette, ses ciseaux, ses rasoirs enrichis d'or. Cette échappée d'un luxe vu è travers la douleur lui rendit Charles encore plus intéressant, par contraste peut-être. Jamais un événement si grave, jamais un spectacle si dramatique n'avaitfrappél'imagination de ces deux créatures, incessamment plongées dans le calme et la solitude. — Maman, dit Eugénie, nous porterons le deuil de mon oncle. — Ton père décidera de cela," répondit madame Grandet. Elles restèrent de nouveau silencieuses. Eugénie tirait ses points avec une régularité de mouvement qui eüt dévoilé è un observateur les fécondes pensées de sa méditation. Le premier désir de cette adorable fille était de partager le deuil de son cousin. Vers quatre heures, un coup de marteau brusque retentit au coeur de madame Grandet. — Qu'a donc ton père?" dit-elle a sa fille. Le vigneron entra joyeux. Après avoir óté ses gants, il se frotta les mains a s'en emporter la peau, si 1'épiderme n'en eüt pas été tanné comme du cuir de Russie, sauf 1'odeur des mélèzes et de 1'encens. II se promenait, il regardait le temps. Enfin son secret lui échappa. — Ma femme, dit-il sans bégayer, je les ai tous attrapés. Notre vin est vendu! Les Hollandais et les Beiges partaient ce matin, je me suis promené sur la place, devant leur auberge, en ayant 1'air de bêtiser.1 Chose, que tu connais, est venu a moi. Les propriétaires de tous les bons vignobles gardent leur récolte et veulent attendre, je ne les en ai pas empêchés. Notre Beige était désespéré. J'ai vu cela. Affaire faite, il prend notre récolte a deux cents francs la pièce, moitié comptant. Je suis payé en or. Les billets sont faits; voila six louis pour toi. Dans trois mois, les vins baisseront." Ces derniers mots furent prononcés d'un ton calme, mais si profondément ironique, que les gens de Saumur, groupés en ce moment sur la place, et anéantis par Ia nouvelle de la vente que venait de faire Grandet, en auraient frémi s'ils les eussent entendus. Une peur panique eüt fait tomber les vins de cinquante pour cent. 1 Bêtiser, se promener sans but, bayer aux corneilles, rêvasser (afin de ne pas attirer 1'attention). a-Hs v<üu? avez mi,,e Pièces cette année, mon père ? dit Eugénie. F — Oui, fifille." Ce mot était 1'expression superlative de la ioie du vieux tonnelier. Cela fait deux cent mille pièces de vingt sous. — Oui, mademoiselle Grandet. ^ J?'en' mon P^re> vous pouvez facilement secounr Charles." L étonnement, Ia colère, Ia stupéfaction de Balthazar en apercevant le Mane-Tekel-Pharès1 ne sauraient se comparer au froid courroux de Grandet, qui, ne pensant plus a son neveu, Ie retrouvait loge au coeur et dans les calculs de sa fille. Ah ga, depuis que ce mirliflor a mis le pied aans ma maison, tout y va de travers. Vous vous donnez des airs d'acheter des dragées, de faire des noces et des festins. Je ne veux pas de ces choses-lè. je sa is, è mon age, comment je dois me conduire, peut-etre. D ailleurs je n'ai de legons a prendre ni e ma^ fille ni de personne. Je ferai pour mon neveu ce qu ïl sera convenable de faire, vous n'avez pas a y fourrer le nez. Quant a toi, Eugénie, ajouta-t-il en se tournant vers elle, ne m'en parle plus, sinon je t envoie a 1 abbaye de Noyers avec Nanon voir sj jy suis; et pas plus tard que demain, si tu bronches. Ou est-il donc, ce gargon, est-il descendu? ~ ™'»on ami' réP°ndit madame Grandet. — Eh! bien, que fait-il donc? tin,iÜIeïïl.e> Tekel ^fiarès; pesé, compté, divisé. Menace prophétique qu une main invisible écrivit sur les murs de Ia salie 2.nmpnfq" O Balth5z^r se livrait k sa dernière orgie, au moment ou Cyrus pénétrait dans Babylone (Livre de Daniël, de rXoltP bronches, si tu bouges, si tu fais un signe — II pleure son père," répondit Eugénie. Grandet regarda sa fille sans trouver un mot k dire. II était un peu père, lui. Après avoir fait un ou deux tours dans la salie, il monta promptement a son cabinet pour y méditer un placement dans les fonds publics. Ses deux mille arpents de forêt coupés a blanc 1 lui avaient donné six cent mille francs; en joignant a cette somme 1'argent de ses peupliers, ses revenus de 1'année dernière et de 1'année courante, outre les deux cent mille francs du marché qu'il venait de conclure, il pouvait faire une masse 2 de neuf cent mille francs. Les vingt pour cent a gagner en peu de temps sur les rentes, qui étaient de 80 francs, le tentaient. II chiffra sa spéculation sur le journal oü la mort de son frère était annoncée, en entendant, sans les écouter, les gémissements de son neveu. Nanon vint cogner au mur pour inviter son mattre k descendre: le dtner était servi. Sous la voüte et a la dernière marche de 1'escalier, Grandet disait en lui-même: „Puisque je toucherai mes intéréts è huit, je ferai cette affaire. En deux ans, j'aurai quinze cent mille francs que je retirerai de Paris en bon or. — Eh bien, oü donc est mon neveu? — II dit qu'il ne veut pas manger, répondit Nanon. ga n'est pas sain. — Autant d'économisé, lui répliqua son maïtre. — Dame, voui, dit-elle. — Bah! il ne pleurera pas toujours. La faim chasse le loup hors du bois." Le dtner fut étrangement silencieux. — Mon bon ami, dit madame Grandet lorsque la nappe fut ötée, il faut que nous prenions le deuil. — En vérité, madame Grandet, vous ne savez quoi 1 Couper ü blanc, couper tout & fait. * Masse, fonds d'argent. vous inventer pour dépenser de Pargent. Le deuil est dans le cceur et non dans les habits. — Maïs le deuil d'un frère est indispensable, et 1 fcghse nous ordonne de ... — Achetez votre deuil sur vos six louis. Vous me donnerez un crêpe, cela me suffira." Eugénie leva les yeux au ciel sans mot dire. nptw*ha ^ePrC"i' •f0is dans sa vie' ses généreux L endormis, compromis, mais subitement eveilles, etaient a tout moment froissés. Cette soirée tut semblable en apparence a mille soirées de leur existence monotone, mais ce fut certes la plus horrible. Eugénie travailla sans lever la tête et ne se servit point du nécessaire que Charles avait dedaigne la veille. Madame Grandet tricota ses manches. Grandet tourna ses pouces pendant quatre heures, abime dans ses calculs dont les résultats devaient, le lendemain, étonner Saumur. Personne ne vint ce jour-la visiter la familie. En ce moment, la ville entière retentissait du tour de force de Grandet, de la faillite de son frère et de 1'arrivée de son neveu. rour obeir au besoin de bavarder sur leurs intéréts communs, tous les propriétaires de vignobles des hautes et moyennes sociétés de Saumur étaient chez monsieur des Grassins, oü se fulminèrent de terribles imprecations contre Pancien maire. Nanon filait et le bruit de son rouet fut la seule voix qui se' fit salie e sous les P'anchers grisatres de la — Nous n'usons point nos langues, dit-elle en montrant ses dents blanches et grosses comme des amandes pelées. ~,N<; [aut r'en user, répondit Grandet en se réveillant de ses méditations. II se voyait en perspective huit millions dans trois ans, et voguait sur cette longue nappe d'or. „Couchons-nous. J'irai dire bonsoir k mon neveu pour tout le monde, et voir s'il veut prendre quelque chose." Madame Grandet resta sur le palier du premier étage pour entendre la conversation qui allaitavoir lieu entre Charles et le bonhomme. Eugénie, plus hardie que sa mère, monta deux marches. — Eh bien, mon neveu, vous avez du chagrin. Oui, pleurez, c'est naturel. Un père est un père. Mais faut prendre notre mal en patience. Je m'occupe de vous pendant que vous pleurez. Je suis un bon parent, voyez-vous. Allons, du courage. Voulez-vous boire un verre de vin? Le vin ne coüte rien k Saumur. On y offre du vin comme dans les Indes une tasse de thé. Mais, dit Grandet en continuant, vous êtes sans lumière. Mauvais, mauvais! faut voir clair k ce que 1'on fait." Grandet marcha vers la cheminée. „Tiens! s'écria-t-il, voila de la bougie. Oü diable a-t-on pêché de la bougie?" En entendant ces mots, la mère et la fille rentrèrent dans leurs chambres et se fourrèrent dans leurs lits avec la célérité de souris effrayées qui rentrent dans leurs trous. — Madame Grandet, vous avez donc un trésor? dit 1'homme en entrant dans la chambre de sa femme. — Mon ami, je fais mes prières, attendez, répondit d'une voix altérée la pauvre mère. — Madame Grandet, as-tu fini? dit le vieux tonnelier. — Mon ami, je prie pour toi. — Trés bien! bonsoir. Demain matin, nous causerons." Quand le père Grandet eut fermé sa porte, il appela Nanon. — Ne lache pas le chien et ne dors pas, nous avons k travailler ensemble. A onze heures Cornoiller doit se trouver a ma porte avec le berlingot de Froidfond. Écoute-le venir afin de 1'empêcher de cogner, et dis-lui d'entrer tout bellement. Les lois de police défendent le tapage nocturne. D'ailleurs le quartier n'a pas besoin de savoir que je vais me mettre en route. Ayant dit, Grandet remonta dans son laboratoire, oü Nanon 1'entendit remuant, fouillant, allant, venant, mais avec précaution. 11 ne voulait évidemment réveiller ni sa femme ni sa fille, et surtout ne point exciter 1'attention de son neveu, qu'il avait commencé par maudire en apercevant de la lumière dans sa chambre. Au milieu de la nuit, Eugénie, préoccupée de son cousin, crut avoir entendu la plainte d'un mourant, et pour elle ce mourantétait Charles: elle 1'avait quitté si pale, si désespére! peut-être s'était-il tué. Soudain elle s'enveloppa d'une coiffe, espèce de pelisse a capuchon, et voulut sortir. D'abord une vive lumière qui passait par les fentes de sa porte lui donna peur du feu; puis elle se rassura bientöt en entendant les pas pesants de Nanon et sa voix mêlée au hennissement de plusieurs chevaux. — Mon père enlèverait-il mon cousin?" se dit-elle en entr'ouvrant sa porte avec assez de précaution pour 1'empêcher de crier, mais de manière è voir ce qui se passait dans le corridor. Tout k coup son ceil rencontra celui de son père, dont le regard, quelque vague et insouciant qu'il fut, la gla<;a de terreur. Le bonhomme et Nanon étaient accouplés par un gros gourdin dont chaque bout reposait sur leur épaule droite et soutenait un cable 1 Berlingot, sorte de demi-berline, de coupé. 1 Tout bellement, tout doucement. auquel était attaché un barillet semblable k ceux que le père Grandet s'amusait a faire dans son fournil a ses moments perdus. — Sainte Vierge! monsieur, ga pèse-t-i! dit a voix basse la Nanon. — Quel malheur que ce ne soit que des gros sous! répondit le bonhomme. Prends garde de heurter le chandelier." Cette scène était éclairée par une seule chandelle placée entre deux barreaux de la rampe. — Cornoiller, dit Grandet a son garde in partibus,1 as-tu pris tes pistolets? — Non, monsieur. Pardé!2 quoi qu'il y a donc k craindre pour vos gros sous? — Oh! rien, dit le père Grandet. — D'ailleurs, nous irons vite, reprit le garde, vos fermiers ont choisi pour vous leurs meilleurs chevaux. — Bien, bien. Tu ne leur as pas dit oü j'allais? — Je ne le savais point. — Bien. La voiture est solide? — £a, notre maitre? ah! ben, ga porterait trois mille. Qu'est-ce que ga pèse donc, vos méchants barils? — Tiens, dit Nanon, je le savons bien! Y a ben prés de dix-huit cents. — Veux-tu te taire, Nanon! Tu diras a ma femme que je suis allé a la campagne. Je 3erai revenu pour dïner. Va bon train, Cornoiller, faut être a Angers avant neuf heures." La voiture partit. Nanon verrouilla la grande porte, lacha le chien, se coucha Pépaule meurtrie, et per- 1 In partibus, évêque in partibus = in partibus infidelium, dans les régions des infidèles, prélat qui n'a que le titre d'évêque, son diocèse étant chez les infidèles. Cornoiller, qui était le garde d'une propriété voisine, surveillait pour Grandet la terre de Froidfond. L'avare ne lui paya jamais 1'indemnité qu'il lui avait promise. 1 Pardé, pardi, pardieu (par Dieu), interjection. Eugênie Grandet. 7 sonne dans le quartier ne soupgonna ni le départ de Grandet ni 1'objet de son voyage. La discrétion du bonhomme était compléte. Personne ne voyait jamais un sou dans cette maison pleine d'or. Après avoir appris dans la matinée par les causeries du port que 1'or avait doublé de prix par suite de nombreux armements entrepris k Nantes, et que des spéculateurs étaient arrivés k Angers pour en acheter, le vieux vigneron, par un simple emprunt de chevaux fait k ses fermiers, se mit en mesure1 d'aller y vendre le sien et d'en rapporter en valeurs 2 du receveur-général3 sur le trésor4, la somme nécessaire k 1'achat de ses rentes après 1'avoir grossie de 1'agio.6 — Mon père s'en va, dit Eugénie, qui du haut de 1'escalier avait tout entendu. Le silence était rétabli dans la maison, et le lointain roulement de la voiture, qui cessa par degrés, ne retentissait déja plus dans Saumur endormi. En ce moment, Eugénie entendit en son coeur, avant de 1'écouter par 1'oreille, une plainte qui perga les cloisons, et qui venait de lachambre de son cousin. Une bande lumineuse, fine autant que le tranchant d'un sabre, passait par la fente de la porte et coupait horizontalement les balustres du vieil escalier. „II souffre," dit-elle en grimpant deux marches. Un second gémissement la fit arriver sur le palier de la chambre. La porte était entr'ouverte, elle la poussa. Charles dormait, la tête penchée en dehors du vieux fauteuil; sa main avait laissé tomber la plume et touchait presque a terre. La 1 En mesure, en état. s Valeur, tout papier représentant une certaine somme d'argent. ' Receveur-général, des finances, fonctionnaire qui, sous 1 ancien régime, était chargé de percevoir les deniers du roi dans chaque „généralité." 11 avait la disposition de sommes fort considérables, et servait en quelque sorte de banquier au Trésor. Le trérsorier-payeur général 1'a remplacé. * Trésor, 1'administration des revenus de 1'état (Schatkist.) • Agio, bénéfice obtenu en échangeant de 1'argent monnayé contre des billets de banque. respiration saccadée que nécessitait Ia posture du jeune homme effraya soudain Eugénie, qui entra promptement. „II doit être bien fatigué," se dit-elle en regardant une dizaine de lettres cachetées; elle en lut les adresses: A messieurs Farry, Breilman et Cie, carrossiers. „A monsieur Buisson, tailleur, etc. „II a sans doute arrangé toutes ses affaires pour pouvoir bientöt quitter la France," pensa-t-elle. Ses yeux tombèrent sur deux lettres ouvertes. Ces mots, qui en commengaient une: „Ma chère Annette ..." lui causèrent un éblouissement. Son coeur palpita, ses pieds se clouèrent sur le carreau. „Sa chère Annette, il aime, il est aimé! Plus d'espoir! Que lui dit-il?" Ces idéés lui traversèrent la tête et le coeur. Elle lisait ces mots partout, même sur les carreaux, en traits de flammes. „Déja renoncer a lui? Non, je ne lirai pas cette lettre. Jedoism'en aller. Si je lisais, cependant?" Elle regarda Charles, lui prit doucement la tête, la posa sur le dos du fauteuil, et il se laissa faire comme un enfant qui, même en dormant, connait encore sa mère et regoit, sans s'éveiller, ses soins et ses baisers. Comme une' mère, Eugénie releva la main pendante, et, comme une mère, elle baisa doucement les cheveux. „Chère Annette!" Un démon lui criait ces deux mots aux oreilles. „Je sais que je fais peut-être mal, mais je la lirai, la lettre," dit-elle. Eugénie détourna la tête, car sa noble probité gronda. Pour la première foisdesavie, le bien et le mal étaient en présence dans son coeur. Jusque-la elle n'avait eu k rougir d'aucune action. La passion, la curiosité 1'emportèrent.1 * _Pms_elle jeta les yeux sur 1'autre lettre sans ^ 1 Elle lit la lettre oü Charles annonce & une amie qu'il s embarquera simple matelot k Nantes pour chercher & tenter fortune aux Indes. attacher beaucoup d'importance a cette indiscrétion; et si elle commenga de la lire, ce fut pour acquérir de nouvelles preuves des nobles qualités _que, semblable k toutes les femmes, elle prêtait è celui qu'elle choisissait. > Mon cher Alphonse, au moment ou tu liras cette lettre, je n'aurai plus d'amis; mais je t'avoue qu en doutant de ces gens du monde habitués a prodiguer ce mot, je n'ai pas douté de ton amitié. Je te charge donc d'arranger mes affaires, et compte sur toi pour tirer un bon parti de tout ce que je possède. Tu dois maintenant connattre ma position. Je n ai plus rien, et veux partir pour les Indes. Je viens d eenre a toutes les personnes auxquelles je crois devoir quelque argent, et tu en trouveras ci-joint la liste aussi exacte qu'il m'est possible de la donner de mémoire. Ma bibliothèque, mesmeubles.mesvoitures, mes chevaux, etc., suffiront, je crois, a payer mes dettes. Je ne veux me réserver que les babioles sans valeur qui seront susceptibles de me faire un commencement de pacotille. Mon cher Alphonse, je t'enverrai d'ici, pour cette vente, une procuration régulière, en cas de contestations. Tu m'adresseras toutes mes armes. Puis tu garderas pour toi Briton. Personne ne voudrait donner le prix de cette admirable béte, j'aime mieux te 1'offrir, comme la bague d'usage que lègue un mourant a son exécuteur testamentaire. On m'a fait une trés confortable voiture de voyage chez les Farry, Breilman et O, mais us ne 1'ont pas livrée; obtiens d'eux qu'ils la gardent sans me demander d'indemnité; s'ils se refusaient a eet arrangement, évite tout ce qui pourrait entacher ma loyauté, dans les circonstances oü je me trouve. Je dois six louis a 1'insulaire,1 perdus au jeu, ne manque pas de les lui.. 1 Insulaire, habitant d'une !le; ici: Anglais. „Cher cousin!" dit Eugénie en laissant Ialettre, e se sauvant a petits pas chez elle avec une des ougies allumées. Lè ce ne fut pas sans une vive emotion de plaisir qu'elle ouvrit le tiroir d'un vieux meuble en chêne, 1'un des plus beaux ouvrages de I epoque nommée la Renaissance, et sur lequel se voyait encore, è demi effacée, la fameuse salamandre royale. Elle y prit une grosse bourse en velours rouge a glands d or, et bordée de cannetille 1 usée, provenant de la succession de sa grand'mère. Puis elle pesa fort orgueilleusement cette bourse, et se p ut a verifier le compte oublié de son petit pécule. tile separa d'abord vingt portugaises encore neuves, frappees sous le règne de Jean V, en 1725, valant reellement au change cinq lisbonnines 2 ou chacune cent soixante-huit francs soixante-quatre centimes, lui disait son père, mais dont la valeur conventionnelle etait de cent quatre-vingts francs, attendu a rarete, la beauté desdites pièces qui reluisaient comme des soleils. Item, cinq génovines ou pièces e cent livres de Gênes, autre monnaie rare et valant quatre-vingt-sept francs au change, mais cent trancs pour les amateurs d'or. Elles lui venaient du vieux monsieur La Bertellière. Item, trois quadruples3 dor espagnols de Philippe V, frapnés en 1729, donnés par madame Gentillet, qui, en les lui offrant, lui disait toujours la même phrase: „Ce cher serin-a, ce petit jaunet,* vaut quatre-vingt-dix-huit ivres. uardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trésor." Item, ce que son père estimait e plus (1 or de ces pièces était è vingt-trois carats e une fraction), cent ducats de Hollande, fabriqués en 1 an 1756, et valant prés de treize francs. Item, 1 Cannetille, fil ou tissu trés fin d'or ou d'argent. 1 Lisbonnine pisto"le"d'Esnnpnp~ < 7 d"/ Portugal" ' Quadruple, doublé pistoie d tspagne. 4 Jaunet, ici: pièce d'or. une erande curiosité!... des espèces ae meaamw orécieuses aux avares, trois roupies1 au signe Hp la Balance et cinq roupies au signe de VierLe toutes d'or pur è vingt-quatre carats la ma'gnifique monnaie du Grand-Mogol, et dont chacune valait trente-sept francs quarante centimes au poids; mais au motas cinquante franc, pour les connaisseurs qui aiment a manier 1 or. Item, le napoléon de quarante francs re?u 1 avant-veille, et qu elle avait négligemment mis dans sa bo"rse rouee Ce trésor contenait des pièces neuves et vierges, de véritables morceaux d'art desquels le nère Grandet s'informait parfois et qu ïl voulai revoir afin de détailier è sa fille les vertus intrinsèaues,2 comme la beauté du cordon, la cl arte du nlat la richesse des lettres dont les vives aretes n étaient pls encore rayées. Mais elle ne pensa, ni a ces raretés, ni a la manie de son pere, n' au danger qu'il y avait pour elle de se démunir d^un trésor si cher è son père; non, elle songeait k son cousin et parvint enfin k comprendre, apres qu ques fautes de calcul, qu'ellepossédaüenvironcinq mille huit cents francs en valeurs réelles, <1™. ventionnellement, pouvaient se vendre Pr« de de mille écus. A la vue de ses nchesses, elle se mu a applaudir en battant des maiins, comme un enlEant forcé de perdre son trop-plein de joie dans!les rcérSect'in^lfltê'remiués'pièces dans la vieille bomse, la prit et remonta .ans hésitation. La m.sère secrète de son cousin lui faisait oublier les convenances; puis, elle était forte de saconscience.de son devouement, de son bonheur. Au moment oü elle se montra sur le seuil de Ia porte, en tenant d'une main la bougie, de 1'autre sa bourse, Charles se réveilla, vit sa cousine et resta béant de surprise. Eugénie s'avanga, posa le flambeau sur la table et dit d'une voix émue: „Mon cousin, j'ai a vous demander pardon d'une faute grave que j'ai commise envers vous; mais Dieu me le pardonnera, ce péché, si vous voulez 1'effacer. — Qu'est-ce donc? dit Charles en se frottant les yeux. — J'ai lu ces deux lettres." Charles rougit. I Comment cela s'est-il fait? reprit-elle; pourquoi suis-je montée? En vérité, maintenant je ne le sais plus. Mais, je suis tentée de ne pas trop me repentir d'avoir lu ces lettres, puisqu'elles m'ont fait connattre votre coeur, votre ame et... — Et quoi? demanda Charles. — Et vos projets, la nécessité oü vous êtes d'avoir une somme... — Ma chère cousine... Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n'éveillons personne. Voici, dit-elle en ouvrant la bourse, les économies d'une pauvre fille qui n'a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j'ignorais ce qu'était I'argent, vous me 1'avez appris; ce n'est qu'un moyen, voila tout. Un cousin est presque un frère; vous pouvez bien emprunter la bourse de votre soeur." Eugénie, autant femme que jeune fille, n'avait pas prévu des refus, et son cousin restait muet. „Eh bien, vous refuseriez ?" demanda Eugénie, dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence. L'hésitation de son cousin 1'humilia; mais la nécessité dans laquelle il se trouvait se représenta plus vivement a son esprit, et elle plia le genou. — Je ne me relèverai pas que vous n'ayez pris eet or! dit-elle. Mon cousin, de grace, une réponse?... que je sache si vous m'honorez, si vous êtes généreux si..." En entendant le cri d'un noble désespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu'il saisit afin de 1'empêcher de s'agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, Eugénie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table. — Eh bien, oui, n'est-ce pas? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur; un jour vous me le rendrez; d'ailleurs, nous nous associerons, enfin, je passerai par toutes les conditions que vous m'imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix k ce don." Charles put enfin exprimer ses sentiments. — Oui, Eugénie, j'aurais 1'ame bien petite, si je n'acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance. — Que voulez-vous? dit-elle effrayee.^ — Écoutez, ma chère cousine, j'ai la..." 11 s'interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrée enveloppée d'un surtout 1 de cuir. La, voyezvous, une chose qui m'est aussi précieuse que la vie. Cette botte est un présent de ma mère. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-même 1'or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nécessaire; mais, accomplie par moi, cette action me paraitrait un sacrilège." Eugénie serra convulsivement la main de 1 Surtout, enveloppe. son cousin en entendant ces derniers mots. „Non, reprit-il après une légère pause, pendant laquelle, tous deux, ils se jetèrent un regard humide, non, je ne veux ni le détruire, ni le risquer dans mes voyages. Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. Jamais ami n'aura confié quelque chose de plus sacré a son ami. Soyez-en juge. II alla prendre la botte, la sortit du fourreau, 1'ouvrit et montra tristement a sa cousine émerveillée un nécessaire oü le travail donnait è Por un prix bien supérieur k celui de son poids. „Ce que vous admirez n'est rien, dil-il en poussant un ressort qui fit partir un doublé fond. Voila ce qui, pour moi, vaut la terre entière." II tira deux portraits, deux chefs-d'ceuvre de madame de Mirbel,1 richement entourés de perles. — Oh! la belle personne, n'est-ce pas cette dame a qui vous écriv ... — Non. dit-il en souriant. Cette femme est ma mère, et voici mon père, qui sont votre tante et votre oncle. Eugénie, je devrais vous supplier a genoux de me garder ce trésor. Si je périssais en perdant votre petite fortune, eet or vous dédommagerait; et, a vous seule, je puis laisser les deux portraits. Vous êtes digne de les conserver; mais détruisez-les, afin qu'après vous ils n'aillent pas en d'autres mains..." Eugénie se taisait. „Eh bien, oui, n'est-ce pas?" ajouta-i-il avec grace. En entendant les mots qu'elle venait de dire a son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards oü il y a presque autant de coquetterie que de profondeur; il lui prit la main et la baisa. • — Ange de pureté! entre nous, n'est-ce pas, 1 Madame de Mirbel, portraitiste frangaise, femme du célèbre botaniste (1796—1849). Pargent ne sera jamais rien. Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout désormais. — Vous ressemblez è votre mère. Avait-elle la voix aussi douce que la vötre? — Oh! bien plus douce... — Oui, pour vous, dit-elle en abaissant ses paupières. Allons, Charles, couchez-vous, je le veux, vous êtes fatigué. A demain." Elle dégagea doucement sa main d'entre celles de son cousin, qui la reconduisit en Péclairant. Quand ils furent tous deux sur le seuil de la porte: „Ah! pourquoi suis-je ruiné? dit-il. — Bah! mon père est riche, je le crois, répondit-elle. — Pauvre enfant, reprit Charles, en avan^ant un pied dans la chambre et s'appuyant le dos au mur, il n'aurait pas laissé mourir le mien, il ne vous laisserait pas dans ce dénüment, enfin il vivrait autrement. — Mais il a Froidfond. — Et que vaut Froidfond? — Je ne sais pas; mais il a Noyers. — Quelque mauvaise ferme! — 11 a des vignes et des prés... — Des misères, dit Charles d'un air dédaigneux. Si votre père avait seulement vingt-quatre mille livres de rente, habiteriez-vous cette chambre froide et nue? ajouta-t-il en avangant le pied gauche. La seront donc mes trésors, dit-il en montrant le vieux bahut pour voiler sa pensée. — Allez dormir," dit-elle en Pempêchant d'entrer dans une chambre en désordre. Charles se retira, et ils se dirent bonsoir par un mutuel sourire. Tous deux ils s'endormirent dans le même rêve, et Charles commen^a dès lors a jeter quelques roses sur son deuil. Le lendemain matin, madame Grandet trouva sa fille se promenant avant le déjeuner en compagnie de Charles. Le lendemain, la familie, réunie a huit heures pour le déjeuner, offrit le tableau de la première scène d'une intimité bien réelle. Le malheur avait promptement mis en rapport madame Grandet, Eugénie et Charles; Nanon elle-même sympathisait avec eux sans le savoir. Tous quatre commencèrent S faire une même familie. Quant au vieux vigneron, son avarice satisfaite, et la certitude de voir bientót partir le mirliflor sans avoir a lui payer autre chose que son voyage a Nantes, le rendirent presque indifférent a sa présence au logis. II laissa les deux enfants, ainsi qu'il nomma Charles et Eugénie, libres de se comporter comme bon leur semblerait sous 1'oeil de madame Grandet, en laquelle il avait d'ailleurs une entière confiance en ce qui concernait Ia morale publique et religieuse. L'alignement de ses prés et des fossés jouxtant1 la route, ses plantations de peupliers en Loire, et les travaux d'hiver dans ses clos et è Froidfond 1'occupèrent exclusivement. Dès lors commensa pour Eugénie le primevère2 de Pamour. Depuis la scène de nuit pendant laquelle la cousine donna son trésor au cousin, son coeur avait suivi le trésor. Complices tous deux du même secret, ils se regardaient en s'exprimant une mutuelle intelligence, qui approfondissait leurs sentiments et les leur rendait mieux communs, plus intimes, en les mettant, pour ainsi dire, tous deux en dehors de la vie ordinaire. La parenté n'autorisait-elle pas une certaine douceur dans Paccent, une tendresse dans les regards ? Aussi Eugénie se plut-elle a endormir les souffrances de 1 Jouxtant, bordant. * Primevère, ici: printemps. son cousin dans les joies enfantines d'un naissant amour. N'y a-t-il pas de gracieuses similitudes entre les commencements de Pamour et ceux de la vie? Ne berce-t-on pas 1'enfant par de doux chants et de gentils regards? Ne lui dit-on pas de merveilleuses histoires qui lui dorent 1'avenir? Pour lui 1'espérance ne déploie-t-elle pas incessamment ses ailes radieuses? Ne verse-t-il pas tour a tour des larmes de joie et de douleur? Ne se quereile-t-il pas pour des riens, pour des cailloux avec lesquels il essaie de se batir un mobile palais, pour des bouquets aussitöt oubliés que coupés? N'est-il pas avide de saisir le temps, d'avancer dans la vie? L'amour est notre seconde transformation. L'enfance et l'amour furent même chose entre Eugénie et Charles: ce fut la passion première avec tous ses enfantillages, d'autant plus caressants pour leurs coeurs qu'ils étaient enveloppés de mélancolie. En échangeant quelques mots avec sa cousine au bord du puits, dans cette cour muette; en restant dans ce jardinet, assis sur un banc moussu jusqu'è 1'heure oü le soleil se couchait, occupés a se dire de grands riens ou recueillis dans le calme qui régnait entre le rempart et la maison, comme on l'est sous les arcades d'une église, Charles comprit la sainteté de l'amour. 11 quittait en ce moment la passion parisienne, coquette, vaniteuse, éclatante, pour l'amour pur et vrai. II aimait cette maison, dont les moeurs ne lui semblèrent plus si ridicules. II descendait dès le matin, afin de pouvoir causer avec Eugénie quelques moments avant que Grandet vtnt donner les provisions; et, quand les pas du bonhomme retentissaient dans les escaliers, il se sauvait au jardin. Puis, quand, après le déjeuner, le père Grandet était parti pour aller voir ses propriétés et ses exploitations, Charles demeurait entre Ia mère et la fille, éprouvant des délices inconnues a leur prêter les mains pour dévider 11 ril, a les voir travaillant, a les entendre jaser. La simplicite de cette vie presque monastique, qui lui revela les beautés de ces ames auxquelles le monde était inconnu, le toucha vivement. II avait cru ces moeurs impossibles en France, et n'avait admis leur existence qu'en Allemagne; encore n etait-ce que fabuleusement et dans les romans d Auguste Lafontaine.1 Enfin de jour en jour ses regards, ses paroles ravirent la pauvre fille, qui s abandonna délicieusement au courant de 1'amour. Les chagrins d'une prochaine absence n'attristaient1 Pas déja les heures les plus joyeuses de ces fuyardes journees? Chaque jour un petit événement leur rappelait la prochaine séparation. Ainsi trois jours après le départ de des Grassins, Charles fut emmene par Grandet au tribunal de première instance avec la solennité que les gens de province attachent a de tels actes, pour y signer une renonciation a la succession de son père. Répudiation terrible! espèce d'apostasie domestique. II allachez maitre Cruchot faire deux procurations, l'une pour des Grassins, 1'autre pour 1'ami chargé de vendre son mobilier. Puis il fallut remplir les formalités necessaires pour obtenir un passeport a 1'étranger. Enfin, quand arrivèrent les simples vêtements de deuil que Charles avait demandés k Paris, il fit venir un tailleur de Saumur, et lui vendit sa garde-robe inutile. Cet acte plut singulièrement au père Grandet. F — Ah! vous voila comme un homme qui doit s'embarquer et qui veut faire fortune, lui dit-il en le ' Auguste Lafontaine, romancier allemand trés fécond auteur de „romans de familie" (1759—1831). ' voyant vêtu d'une redingote de gros drap noir. Bien, trés bien! . .. — Je vous prie de croire, monsieur, lui repondit Charles, que je saurai bien avoir 1'esprit de ma situation. , „ ..., . . — Qu'est-ce que c'est que cela? dit le bonhomme dont les yeux s'animèrent k la vue d'une poignee d'or que lui montra Charles. — Monsieur, j'ai réuni mes boutons, mes anneaux, toutes les superfluités que je possède et qui pouvaient avoir quelque valeur; mais, ne connaissant personne k Saumur, je voulais vous pner ce — De vous acheter cela? dit Grandet en 1 inter- — Non, mon oncle, de m'indiquer un honnête homme qui... . .. — Donnez-moi cela, mon neveu; j irai vous estimer cela lè-haut, et je reviendrai vous dire ce que cela vaut, a un centime prés. Or de bijou, dit-il en examinant une longue chaïne, dix-huit a dix-neut carats " Le bonhomme tendit sa large main et emporta la masse d'or. . . — Ma cousine, dit Charles, permettez-moi de vous offrir ces deux boutons, qui pourront vous servir a attacher des rubans k vos poignets. Cela fait un bracelet a la mode en ce moment. — J'accepte sans hésiter, mon cousin, dit-elle en lui jetant un regard d'intelligence. — Ma tante, voici le dé de ma mere; je le gardais précieusement dans ma toilette de voyage, dit Charles en présentant un joli dé d'or è madame Grandet, qui depuis dix ans en désirait un. II n'y a pas de remercTments possibles, mon neveu, dit la vieille mère, dont les yeux se mouil- lèrent de larmes. Soir et matin dans mes prières j'ajouterai la plus pressante de toutes pour vous, en disant celle des voyageurs. Si je mourais, Eugénie vous conserverait ce bijou. — Cela vaut neuf cent quatre-vingt-neuf francs soixante-quinze centimes, mon neveu, dit Grandet en ouvrant la porte. Mais, pour vous éviter la peine de vendre cela, je vous en compterai 1'argent... en livres." Le mot en livres signifie sur le littoral de la Loire que les écus de six livres doivent être acceptés pour six frans sans déduction. — Je n'osais vous le proposer, répondit Charles: mais il me répugnait de brocanter mes bijoux dans la ville que vous habitez. 11 faut laver son linge sale en familie, disait Napoléon. Je vous remercie donc de votre complaisance." Grandet se gratta 1'oreille, et il y eut un moment de silence. „Mon cher oncle, reprit Charles en le regardant d'un air inquiet, comme s'il eüt craint de blesser sa susceptibilité, ma cousine et ma tante ont bien voulu accepter un faible souvenir de moi; veuillez è votre touragréer des boutons de manche qui me deviennent inutiles: ils vous rappelleront un pauvre gargon qui, loin de vous, pensera certes a ceux qui désormais, seront toute sa familie. — Mon gargon, mon gargon, faut pas te dénuer comme ?a... Qu'as-tu donc, ma femme? dit-il en se tournant avec avidité vers elle; ah! un dé d'or. Et toi, fifille, tiens, des agrafes de diamants. Allons, je prends tes boutons, mon gargon, reprit-il en serrant la main de Charles. Mais... tu me permettras de... te payer... ton, oui... ton passage aux Indes. Oui, je veux te payer ton passage. D'autant, vois-tu, mon gar^on, qu'en estimant tes bijoux, je n'en ai compté que 1'or brut; il y a peut-être quelque chose a gagner sur les fagons. Ainsi, voila qui est dit. Je te donnerai quinze cents francs... en livres, que Cruchot me prêtera; car je n'ai pas un rouge liard ici, a moins que Perrotet, qui est en retard de son fermage, ne me le paye. Tiens, tiens, je vais I'aller voir." 11 prit son chapeau, mit ses gants et sortit. — Vous vous en irez donc? dit Eugénie en lui jetant un regard de tristesse mêlée d'admiration. — II le faut," dit-il en baissant la tête. Depuis quelques jours, le maintien, les manières, les paroles de Charles étaient devenus ceux d'un homme profondément affligé, mais qui, sentant peser sur lui d'immenses obligations, puise un nouveau courage dans son malheur. II ne soupirait plus, il s'était fait homme. Aussi jamais Eugénie ne présuma-t-elle mieux du caractère de son cousin qu'en le voyant descendre dans ses habits de gros drap noir, qui allaient bien a sa figure palie et a sa sombre contenance. Ce jour-la le deuil futpris par les deux femmes, qui assistèrent avec Charles a un Requiem célébré a la paroisse pour 1'ame de feu Guillaume Grandet. Au second déjeuner, Charles regut des lettres de Paris, et les lut. — Eh bien, mon cousin, êtes-vous content de vos affaires? dit Eugénie è voix basse. — Ne fais donc jamais de ces questions-la, ma fille, répondit Grandet. Que diable, je ne te dis pas les miennes, pourquoi fourres-tu le nez dans celles de ton cousin? Laisse-le donc, ce gargon. — Oh! je n'ai point de secrets, dit Charles. — Ta, ta, ta, mon neveu, tu sauras qu'il faut tenir sa langue en bride dans le commerce. Quand les deux amants furent seuls dans le jardin, Charles dit a Eugénie en 1'attirant sur le vieux banc oti ils s'assirent sous le noyer: „J'avais bien pré- sumé d'Alphonse, il s'est conduit a merveille. II a fait mes affaires avec prudence et loyauté. Je ne dois rien a Paris, tous mes meubles sont bien vendus, et il m'annonce avoir, d'après les conseils d'un capitaine au long cours, employé trois mille francs qui lui restaient en une pacotille composée de curiosités européennes, desquelles on tire un excellent parti aux Indes. 11 a dirigé mes colis sur Nantes, oü se trouve un navire en charge pour Java. Dans cinq jours, Eugénie, il faudra nous dire adieu pour toujours peut-être, mais au moins pour longtemps. Ma pacotille et dix mille francs que m'envoient deux de mes amis sont un bien petit commencement. Je ne puis songer a mon retour avant plusieurs années. Ma chère cousine, ne mettez pas en balance ma vie et la vötre: je puis périr, peut-être se présentera-t-il pour vous un riche établissement — Vous m'aimez?... dit-elle. — Oh! oui, bien, répondit-il avec une profondeur d'accent qui révélait une égale profondeur dans le sentiment. — J'attendrai, Charles. Dieu! mon père est a sa fenêtre," dit-elle en repoussant son cousin, qui s'approchait pour l'embrasser. Elle se sauva sous la voüte, Charles 1'y suivit; en le voyant, elle se retira au pied de 1'escalier et ouvrit la porte battante; puis, sans trop savoir oü elle allait, Eugénie se trouva prés du bouge de Nanon, k 1'endroit le moins clair du couloir; 1 k Charles, qui 1'avait accompagnée, lui prit la main, 1'attira sur son coeur, la saisit par Ia taille, et 1'appuya doucement sur lui. Eugénie ne résista plus; elle re?ut et donna le plus pur, le plus suave, mais aussi le plus entier de tous les baisers. — Chère Eugénie, un cousin est mieux qu'un frère, il peut t'épouser, lui dit Charles. Eugénie Grandet. 8 cr — Ainsi soit-il!" cria Nanon en ouvrant la porte de son taudis. Les deux amants, effrayés, se sauvèrent dans la salie, oü Eugénie reprit son ouvrage, et oü Charles se mit k lire les litanies de la Vierge dans le paroissien de madame Grandet. — Quien! dit Nanon, nous faisons tous nos prières. — Dés que Charles eut annoncé son départ, Grandet se mit en mouvement pour faire croire qu'il lui portait beaucoup d'intérêt; il se montra libéral de tout ce qui ne coütait rien, s'occupa de lui trouver un emballeur, et dit que eet homme prétendait vendre ses caisses trop cher; il voulut alors k toute force les faire lui-même, et y employa de vieilles planches; il se leva dès le matin pour raboter, ajuster, planer, clouer ses voliges1 et en confectionner de trés belles caisses, dans lesquelles il emballa tous les effets de Charles; il se chargea de les faire descendre par bateau sur la Loire, de les assurer et de lesexpédier en temps utile a Nantes. Depuis le baiser pris dans le couloir, les heures s'enfuyaient pour Eugénie avec une effrayante rapidité. Parfois elle voulait suivre son cousin. Celui qui a connu la plus attachante des passions, celle dont la durée est chaque jour abrégée par 1'age, par le temps, par une maladie mortelle, par quelquesunes des fatalités humaines, celui-lè comprendra les tourments d'Eugénie. Elle pleurait souvent en se promenant dans ce jardin, maintenant trop étroit pour elle, ainsi que la cour, la maison, la ville: elle s'élangait par avance sur la vaste étendue des mers. Enfin la veille du départ arriva. Le matin, en 1'absence de Grandet et de Nanon, le précieux 1 Volige, planche mince de bois blanc. coffret oü se trouvaient les deux portraits fut solennellement installé dans le seul tiroir du bahut qui fermait S clef, et oü était la bourse maintenant vide. Le dépót de ce trésor n'alla pas sans bon nombre de baisers et de larmes. — A toi pour jamais!" fut dit deux fois de part et d'autre. Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure: la candeur d'Eugénie avait momentanément sanctifié 1'amour de Charles. Le Iendemain matin, le déjeuner fut triste. Malgré la robe d'or et une croix è la Jeannette 1 que lui donna Charles, Nanon elle-même, libre d'exprimer ses sentiments, eut la larme k 1'oeil. — Ce pauvre mignon monsieur, qui s'en va sur mer. Que Dieu Ie conduise." A dix heures et demie, la familie se mit en route pour accompagner Charles k la diligence de Nantes. Nanon avait laché le chien, fermé la porte, et voulut porter le sac de nuit de Charles. Tous les marchands de la vieille rue étaient sur le seuil de leurs boutiques pour voir passer ce cortège, auquel se joignit sur la place maitre Cruchot. — Ne va pas pleurer, Eugénie, lui dit sa mère. — Mon neveu, dit Grandet sous la porte de 1'auberge, en embrassant Charles sur les deux joues, partez pauvre, revenez riche, vous trouverez 1 honneur de votre père sauf. Je vous en réponds, moi, Grandet; car, alors, il ne tiendra qu'è vous de.... — Ah! mon oncle, vous adoucissez 1'amertume de mon départ. N'est-ce pas le plus beau présent que vous puissiez me faire?" Ne comprenant pas les paroles du vieux tonnelier, 1 Jeannette, mince chatne d'or ou d'argent k laquelle s'attache une croix. qu'il avait interrompu, Charles répandit sur le visage tanné de son oncle des larmes de reconnaissance, tandis qu'Eugénie serrait de toutes ses forces la main de son cousin et celle de son père. Le notaire seul souriait en admirant la finesse de Grandet, car lui seul avait bien compris le bonhomme. Les quatre Saumurois, environnés de plusieurs personnes, restèrent devant la voiture jusqu'a ce qu'elle parttt; puis quand elle disparut sur le pont et ne retentit plus que dans le lointain: „Bon voyage!" dit le vigneron. Heureusement maïtre Cruchot fut le seul qui entendit cette exclamation. Eugénie et sa mère étaient allées a un endroit du quai d'ou elles pouvaient encore voir la diligence, et agitaient leurs mouchoirs blancs, signe auquel répondit Charles en déployant le sien. — Ma mère, je voudrais avoir pour un moment la puissance de Dieu," dit Eugénie au moment oti elle ne vit plus le mouchoir de Charles. Depuis ce jour, la beauté de mademoiselle Grandet prit un nouveau caractère. Les gravespenséesd'amour par lesquelles son ame était lentement envahie, la dignité de la femme aimée donnèrent a ses traits cette espèce d'éclat que les peintres figurent par Pauréole. En revenant de la messe, oü elle alla le lendemain du départ de Charles, et oü elle avait fait vceu d'aller tous les jours, elle prit, chez le libraire de la ville, une mappemonde qu'elle cloua prés de son miroir, afin de pouvoir suivre son cousin dans sa route vers les Indes, afin de pouvoir se mettre un peu, soir et matin, dans le vaisseau qui Py transportait, de le voir, de lui adresser mille questions, de lui dire: „Es-tu bien? ne souffres-tu pas? penses-tu bien k moi, en voyant cette étoile dont tu m'as appris k connattre les beautés et Pusage?" Puis, le matin, elle restait pensive sous le noyer, assise sur le banc de bois rongé par les vers et garni de mousse grise oü ils s'étaient dit tant de bonnes choses, de niaiseries, oü ils avaient bati les chateaux en Espagne de leur joli ménage. Elle pensait k 1'avenir en regardant le ciel par le petit espace que les murs lui permettaient d'embrasser; puis Ie vieux pan de muraille, et le toit sous lequel était la chambre de Charles. Enfin ce fut 1'amour solitaire, 1'amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensées, et devient la substance, ou, comme eussent dit nos pères, 1'étoffe de la vie. Quand les soi-disant amis du père Grandet venaient faire la partie le soir, elle était gaie, elle dissimulait; mais, pendant toute la matinée, elle causait de Charles avec sa mère et Nanon. Nanon avait compris qu'elle pouvait compatir aux souffrances de sa jeune maitresse sans manquer k ses devoirs envers son vieux patron, elle qui disait k Eugénie: „Si j'avais eu un homme k moi, je 1'aurais ... suivi dans Penfer. Je 1'aurais ... quoi... Enfin, j'aurais voulu m'exterminer pour lui; mais... rin. Je mourrai sans savoir ce que c'est que Ia vie. Croiriez-vous, mademoiselle, que ce vieux Cornoiller, qui est un bonhomme tout de même, tourneautour de ma jupe, rapport k 1 mes rentes, tout comme ceux qui viennent ici flairer le magot2 de monsieur, en vous faisant la cour ? Je vois ^a, paree que je suis encore fine, quoique je sois grosse comme une tour; eh bien, mam'zelle, ga me fait plaisir, quoique ?a ne soye pas de 1'amour." Deux mois se passèrent ainsi. Cette vie domestique, jadis si monotone, s'était animée par 1'immense intérêt du secret qui liait plus intimement ces trois femmes. Pour elles, sous les planchers grisatres de 1 Rapport a, k cause de. 5 Magot, argent caché. cette salie, Charles vivait, allait, venait encore. Soir et matin, Eugénie ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. Un dimanche matin elle fut surprise par sa mère au moment oü elle était occupée è chercher les traits de Charles dans ceux du portrait. Madame Grandet fut alors initiée au terrible secret de 1'échange fait par le voyageur contre le trésor d'Eugénie. — Tu lui as tout donné! dit la mère épouvantée. Que diras-tu donc a ton père, au jour de 1'an, quand il voudra voir ton or?" Les yeux d'Eugénie devinrent fixes, et ces deux femmes demeurèrent dans un effroi mortel pendant la moitié de la matinée. Elles furent assez troublées pour manquer la grand'messe, et n'allèrent qu'a la messe militaire. — Qu'allons-nous devenir?" dit madame Grandet a sa fille en laissant son tricot sur ses genoux. La pauvre mère subissait de tels troubles depuis deux mois que ses manches de laine dont elle avait besoin pour son hiver n'étaient pas encore finies. Ce fait domestique, minime en apparence, eut de tristes résultats pour elle. Faute de manches, le froid la saisit d'une fagon facheuse au milieu d'une sueur causée par une épouvantable colère de son mari. — Je pensais, ma pauvre enfant, que, si tu m'avais confié ton secret, nous aurions eu le temps d'écrire a Paris è monsieur des Grassins. II aurait pu nous envoyer des pièces d'or semblables aux tiennes; et, quoique Grandet les connaisse bien, peut-être... — Mais oü donc aurions-nous pris tant d'argent? — J'aurais engagé mes propres D'ailleurs monsieur des Grassins nous eöt bien ... — II n'est plus temps, répondit Eugénie d'une voix sourde et altérée en interrompant sa mère. Demain matin ne devons-nous pas aller lui souhaiter la bonne année dans sa chambre? — Mais, ma fille, pourquoi n'irais-je donc pas voir les Cruchot? — Non, non, ce serait me livrer a eux et nous mettre sous leur dépendance. D'ailleurs, j'ai pris mon parti. J'ai bien fait, je ne me repens de rien. Dieu me protégera. Que sa sainte volonté se fasse! Ah! si vous aviez lu sa lettre, vous n'auriez pensé qu'a lui, ma mère." Le lendemain matin, premier janvier 1820, la terreur flagrante a laquelle la mère et la fille étaient en proie leur suggéra la plus naturelle des excuses pour ne pas venir solennellement dans la chambre de Grandet. L'hiver de 1819 a 1820 fut un des plus rigoureux de 1'époque. La neige encombrait les toits. Madame Grandet dit a son mari, dès qu'elle 1'entendit se remuant dans sa chambre: „Grandet, fais donc allumer par Nanon un peu de feu chez moi; le froid est si vif que je gèle sous ma couverture. Je suis arrivée a un age oü j'ai besoin de ménagements. D'ailleurs, reprit-elle après une légère pause, Eugénie viendra s'habiller la. Cette pauvre fille pourrait gagner une maladie a faire sa toilette chez elle par un temps pareil. Puis nous irons te souhaiter le bon an prés du feu, dans la salie. — Ta, ta, ta, ta, quelle langue! comme tu commences 1'année, madame Grandet! Tu n'as jamais tant parlé. Cependant tu n'a pas mangé de pain trempé dans du vin, je pense." II y eut un moment de silence. „Eh bien, reprit le bonhomme, que sans doute la proposition de sa femme arrangeait, je vais faire ce que vous voulez, madame Grandet. Tu es vraiment une bonne femme, et je ne veux pas qu'il t'arrive malheur è Péchéance de ■ ton age,1 quoique en général les La Bertellière soient faits de vieux ciment. Hein! pas vrai ? cria-t-il après une pause. Enfin, nous en avons hérité, je leur pardonne.... Et il toussa. — Vous êtes gai ce matin, monsieur, dit gravement la pauvre femme. — Toujours gai, moi... Gai, gai, gai, le tonnelier, Raccommodez votre cuvier!' ajouta-t-il en entrant chez sa femme tout habillé. Oui, nom d'un petit bonhomme, il fait solidement froid tout de même. Nous déjeunerons bien, ma femme. Des Grassins m'a envoyé un paté de foies gras truffés! Je vais aller le chercher a la diligence. II doit y avoir joint un doublé napoléon pour Eugénie, vint lui dire le tonnelier k 1'oreille. Je n'ai plus d'or, ma femme. J'avais bien encore quelques vieilles pièces, je puis te dire cela a toi; mais il a fallu les lacher pour les affaires. Et, pour célébrer le premier jour de 1'an, il 1'embrassa sur le front. — Eugénie, cria la bonne mère, je ne sais sur quel cöté ton père a dormi; mais il est bon homme, ce matin. Bah! nous nous en tirerons. — Quoi qu'il a donc, notre maïtre? dit Nanon en entrant chez sa maïtresse pour y allumer du feu. D'abord, il m'a dit: „Bon jour, bon an, grosse béte! Va faire du feu chez ma femme, elle a froid." Ai-je été sotte quand je 1'ai vu me tendant la main pour me donner un écu de six francs qui n'est quasi point rogné du tout! Tenez, madame, regardez-le donc? Oh! le brave homme. C'est un digne homme, 1 A téchéance de ton dge, au déclin de ton dge. * Cuvier, cuve. tout de meme. II y en a qui, pus y1 deviennent vieux, pus y durcissent; mais lui, il se fait doux comrne votre cassis, et y rabonit. * C'est un ben parfait, un ben bon homme .. Le secret de cette joie était dans une entière reussite de la spéculation de Grandet. Monsieur des urassins, après avoir déduit les sommes que lui devait le tonnelier pour 1'escompte des cent cinquante mille francs d'effets hollandais, et pour le surplus qu'il lui avait avancé afin de compléter 1 argent necessaire a 1'achat des cent mille livres de rente, lui envoyait, par la diligence, trente mille francs en écus, restant sur le semestre de ses interets, et lui avait annoncé la hausse des fonds publics. Ils étaient alors a 89; les plus célèbres capitalistes en achetaient, fin janvier, a92. Grandet gagnait, depuis deux mois, douze pour cent sur ses capitaux; il avait apuré 3 ses comptes, et allait desormais toucher cinquante mille francs tous les six mois sans avoir a payer ni impositions, ni réparations. II concevait enfin Ia rente, placement pour lequel les gens de province manifestent une repugnance invincible, et il se voyait, avant cinq ans, maitre d un capiial de six millions grossi sans beaucoup de soins, et qui, joint è la valeur territoriale de ses propriétés, composerait une fortune colossale. Les six francs donnés è Nanon étaient peut-etre Ie solde d'un immense service que la servante avait a son insu rendu a son maïtre. — Oh! oh! oü va donc le père Grandet, qu'il court des le matin comme au feu?" se dirent les marchands occupés a ouvrir Ieurs boutiques. Puis quand ils le virent revenant du quai, suivi d'un „ ' jys y> P'"S ils. ' Rabonir, devenir meilleur. » Apurer un compte, vérifier et régler un compte. facteur des messageries transportant sur une brouette des sacs pleins: „L'eau va toujours a la rivière; le bonhomme allait k ses écus, disait 1'un. — II lui en vient de Paris, de Froidfond, de Hollande! disait un autre. — 11 finira par acheter Saumur, s'écriait un troisième. — 11 se moque du froid, il est toujours k son affaire, disait une femme a son mari. — Eh! eh! monsieur Grandet, si ?a vous gênait, lui dit un marchand de drap, son plus proche voisin, je vous en débarrasserais. — Ouin!1 ce sont des sous, répondit le vigneron. — D'argent, dit le facteur k voix basse. — Si tu veux que je te soigne, mets une bride k ta margoulette 2 dit le bonhomme au facteur en ouvrant sa porte. — Ah! le vieux renard, je le croyais sourd, pensa le facteur; il paratt que quand il fait froid il entend. — Voilé vingt sous pour tes étrennes, et motus! Détale! lui dit Grandet. Nanon te reportera ta brouette. Nanon, les linottes sont-elles a la messe? — Oui, monsieur. — Allons, haut la patte! a 1'ouvrage," cria-t-il en la chargeant de sacs. En un moment les écus furent transportés dans sa chambre oü il s'enferma. „Quand Ie déjeuner sera pret, tu me cogneras au mur. Reporte la brouette aux Messageries." La familie ne déjeuna qu'a dix heures. — Ici ton père ne demandera pas k voir ton or, dit madame Grandet k sa fille en rentrant de la messe. D'aillleurs tu feras la frileuse. Puis nous aurons le temps de remplir ton trésor pour le jour de ta naissance..." Grandet descendit 1'escalier en pensant k metamor- 1 Ouin! bah! 1 Margoulette, (de goule, forme atone de gueule), bouche, gueule (bek, smoel!). phoser promptement ses écus parisiens en bon or et a son admirable spéculation des rentes sur 1'État. II était décidé a placer ainsi ses revenus jusqu'a ce que la rente atteigntt le taux de cent francs. Méditation funeste a Eugénie. Aussitót qu'il entra, les deux femmes lui souhaitèrent une bonneannée, sa fille en lui sautant au cou et le calinant, madame Grandet gravement et avec dignité. — Ah! ah! mon enfant, dit-il en baisant sa fille sur les joues, je travaille pour toi, vois-tu?... je veux ton bonheur. II faut de 1'argent pour être heureux. Sans argent, bernique.1 Tiens, voila un napoléon tout neuf, je 1'ai fait venir de Paris. Nom d'un petit bonhomme, il n'y a pas un grain d'or ici. II n'y a que toi qui as de 1'or. Montre-moi ton or, fifille. Bah! il fait trop froid; déjeunons, lui répondit Eugénie. Eh! bien, après, hein? Qa nous aidera tous a digérer. Ce gros des Grassins, il nous a envoyé qa tout de même, reprit-il. Ainsi mangez, mes enfants, qa ne nous coüte rien. II va bien des Grassins, je suis content de lui. Le merluchon rend service k Charles, et gratis encore. II arrange trés bien les affaires de ce pauvre défunt Grandet. — Ououh! ououh! fit-il la bouche pleine, après une pause, cela est bon! Manges-en donc, ma femme! qa nourrit au moins pour deux jours. Je n'ai pas faim, je suis toute malingre, tu le sais bien.... L'attente d'unc mort ignominieuse et publique est moins horrible peut-être pour un condamné que ne 1'était pour madame Grandet et pour sa fille l'attente des événements qui devaient terminer ce 1 Bernique! terme familier marquant déception (jawel! morgen brengen!). déjeuner de familie. Plus gaiement parlait et mangeait le vieux vigneron, plus le coeur de ces deux femmes se serrait. La fille avait néanmoins un appui dans cette conjoncture: elle puisait de la force en son amour. — Pour lui, pour lui, se disait-elle, je souffrirais mille morts." A cette pensée, elle jetait è sa mère des regards flamboyants de courage. — Ote tout cela, dit Grandet a Nanon, quand, vers onze heures, le déjeuner fut achevé; mais laisse-nous la table. Nous serons plus k 1'aise pour voir ton petit trésor, dit-il en regardant Eugénie. Petit! ma foi, non. Tu possèdes, valeur intrinsèque,1 cinq mille neuf cent cinquante-neuf francs, et qu'arante de ce matin, cela fait six mille francs moins un. Eh bien je te donnerai, moi, ce franc pour compléter la somme, paree que, vois-tu, fifille... Eh bien! pourquoi nous écoutes-tu? Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage," dit le bonhomme. Nanon disparut. „Ecoute, Eugénie, il faut que tu me donnés ton or. Tu ne le refuseras pas è ton pépère, ma petite fifille, hein?" Les deux femmes étaient inuettes. „Je n'ai plus d'or, moi. J'en avais, je n'en ai plus. Je te rendrai six mille en livres, et tu vas les placer comme je vais te le dire. II ne' faut plus penser au douzain. Quand je te marierai, ce qui sera bientöt, je te trouverai un futur qui pourra t'offrir le plus beau douzain 2 dont on aura jamais parlé dans la province. Écoute donc, fifille. 11 se présente une belle occasion: tu peux mettre tes six mille francs dans le gouvernement, et tu en auras tous les six mois prés de deux cents francs d'intérêts, sans impöts, ni réparations, ni 1 Valeur intrinsèque, valeur que ïobjet a par lui-même, et indépendamment de toute convention. * Douzain, voir p. 28. grêle, ni gelée, ni marée, ni rien de ce qui tracasse es revenus. Tu répugnes peut-être a te séparer de ton or, hem, fifille? Apporte-le-moi tout de même. J' te ramas?erai des pièces d'or, des hollandaises, des portugaises, des roupies du Mogol, des géno- avec,celles que Je te donnerai è tes fêtes, ?]? 3nS auras rétab,i ,a moitié de ton ioli petit tresor en or. Que dis-tu, fifille? Léve donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des mystères de vie et de mort pour les écus Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes: ga va, ga vient, ga sue, ga produit." Eugénie se leva, mais, après avoir fait quelques pas vers la porte, elle se retourna brusquement 2t.»$0n Père en face et lui dit: „je n'aiplus HroTc»IU "'a pI"S ton or! s'écria Grandet en se dressant sur ses jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon a dix pas de lui. — Non, je ne 1'ai plus. — Tu te trompes, Eugénie. — Non. — Par la serpette 1 de mon père! blaient10 ^ tonne,ier Jurait ainsi'les planchers trem- cria~NanonSaint b°" DieU'' V°i,è madame q"» P^lit, femmeGrandet' ** C°,ère 016 ^ mourir' dit ,a Pa"vre . —. Ta» ta> ta» ta, v°us autres, vous ne mourez jamais dans votre familie! - Eugénie, qu'avez-vous fait de vos pièces? cria-t-il en fondant sur elle. arbres^^' P>fe SCrpe' instrument servant h tailler des — Monsieur, dit la fille aux genoux de madame Grandet, ma mère souffre beaucoup. Voyez, ne la tuez pas." Grandet fut épouvanté de la paleur répandue sur le teint de sa femme, naguère si jaune. — Nanon, venez m'aider k me coucher, dit la mère d'une voix faible. Je meurs." Aussitót Nanon donna le bras a sa maïtresse, autant en fit Eugénie, et ce ne fut pas sans des peines infinies qu'elles purent la monter chez elle, car elle tombait en défaillance de marche en marche. Grandet resta seul. Néanmoins, quelques moments après, il monta sept ou huit marches, et cria: „Eugénie, quand votre mère sera couchée, vous descendrez." — Oui, mon père. Elle ne tarda pas a venir, après avoir rassuré sa mère. — Ma fille, lui dit Grandet, vous allez me dire oü est votre trésor. — Mon père, si vous me faites des présents dont je ne sois pas entièrement mattresse, reprenez-les," répondit froidement Eugénie en cherchant le napoléon sur la cheminée et le lui présentant. Grandet saisit vivement le napoléon et le coula dans son gousset. — Je crois bien que je ne te donnerai plus rien. Pas seulement ga! dit-il en faisant claquer 1'ongle de son pouce sous sa maïtresse dent. Vous méprisez donc votre père, vous n'avez donc pas confiance en lui, vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un père? S'il n'est pas tout pour vous, il n'est rien. Oü est votre or? — Mon père, je vous aime et vous respecte, malgré votre colère; mais je vous ferai fort humblement observer que j'ai vingt-deux ans. Vous m'avez assez souvent dit que je suis majeure, pour que je le sache. J'ai fait de mon argent ce qu'il m'a plu d'en faire, et soyez sür qu'il est bien placé... — Oü? — C'est un secret inviolable, dit-elle. N'avez-vous pas vos secrets? — Ne suis-je pas le chef de ma familie, ne puis-je avoir mes affaires? — C'est aussi mon affaire. — Cette affaire doit être mauvaise, si vous ne voulez pas la dire a votre père, mademoiselle Grandet. — Elle est excellente, et je ne puis pas la dire a mon père. — Au moins, quand avez-vous donné votre or?" Eugénie fit un signe de tête négatif. „Vous 1'aviez encore le jour de votre fête, hein?" Eugénie, devenue aussi rusée par amour que son père 1'était par avarice, réitéra la même signe de tête. „Mais on n'a jamais vu pareil entêtement, ni vol pareil, dit Grandet d'une voix qui allait crescendo et qui fit graduellement retentir la maison. Comment! ici, dans ma propre maison, chez moi quelqu'un aura pris ton or! le seul or qu'il y avait! etjenesaurai pas qui? L'or est une chose chère. Donner de Por! car vous 1'avez donné a quelqu'un, hein?" Eugénie fut impassible. „A-t-on vu pareille fille! Est-ce moi qui suis votre père? Si vous 1'avez placé, vous en avez un re?u ... — Étais-je libre, oui ou non, d'en faire ce que bon me semblait? Était-ce a moi? — Mais tu es un enfant. — Majeure. Abasourdi par la logique de sa fille, Grandet pSlit, trépigna, jura; puis trouvant enfin des paroles, il cria: „Maudit serpent de fille! ah! mauvaise graine, tu sais bien que je t'aime, et tu en abuses. Elle egorge son père! Pardieu, tu auras jeté notre fortune aux pieds de ce va-nu-pieds qui a des bottes de maroquin. Par la serpette de mon père, je ne peux pas te déshériter, nom d'un tonneau! mais je te maudis, toi, ton cousin, et tes enfants! Tu ne verras rien arriver de bon de tout cela, entends-tu? Si c'était a Charles que... Mais, non, ce n est pas possible. Quoi! ce méchant mirliflor m aurait dévalisé ..II regarda sa fille muette et froide. „Elle ne bougera pas, elle ne sourcillera pas, elle est plus Grandet que je ne suis Grandet. Tu n as pas donné ton or pour rien, au moins. Voyons, dis?" Eugénie regarda son père, en lui jetant un regard ironique qui Toffensa. „Eugénie, vous êtes chez moi, chez votre père. Vous devez, pour y rester, vous soumettre k ses ordres. Les pretres vous ordonnent de m'obéir." Eugénie baissa la tête." Vous m'offensez dans ce que j'ai de plus cher, reprit-il, je ne veux vous voir que soumise. Allez dans votre chambre. Vous y demeurerez jusqu'a ce que je vous permette d'en sortir. Nanon vous y portera du pain et de Peau. Vous m'avez entendu, marchez!" Eugénie fondit en larmes et se sauva prés de sa mère. Après avoir fait un certain nombre de fois le tour de son jardin dans Ia neige, sans s'apercevoir du froid, Grandet se douta que sa fille devait être chez sa femme; et, charmé de la prendre en conffav.^nt'on ^ ses ordres, il grimpa les escaliers avec 1 agilité d'un chat, et apparut dans la chambre de madame Grandet au moment oü elle caressait les cheveux d'Eugénie dont le visage était plongé dans le sein maternel. Console-toi, ma pauvreenfant, ton père s'apaisera. — Elle n'a plus de père, dit le tonnelier. Est-ce bien vous et moi, madame Grandet, qui avons fait une fille désobéissante comme Pest celle-lè? Jolie éducation, et religieuse surtout. Eh bien, vous n'êtes pas dans votre chambre? Allons, en prison, en prison, mademoiselle. — Voulez-vous me priver de ma fille, monsieur? dit madame Grandet en montrant un visage rougi par la fièvre. — Si vous la voulez garder, emportez-la, videzmoi toutes deux la maison.1 Tonnerre, oü est Por, qu'est devenu Por?" Eugénie se leva, langa un regard d'orgueil sur son père, et rentra dans sa chambre, a laquelle le bonhomme donna un tour de clef. — Nanon, cria-t-il, éteins le feu de la salie." Et il vint s'asseoir sur un fauteuil au coin de la cheminée de sa femme, en lui disant: „Elle 1'a donné sans doute a ce misérable séducteur de Charles qui n'en voulait qu'è notre argent." Madame Grandet trouva, dans le danger qui menafait sa fille et dans son sentiment pour elle, assez de force pour demeurer en apparence froide, muette et sourde. — Je ne savais rien de tout ceci, répondit-elle en se tournant du cöté de la ruelle du lit pour ne pas subir les regards étincelants de son mari. Je souffre tant de votre violence, que, si j'en crois mes pressentiments, je ne sortirai d'ici que les pieds en avant. Vous auriez dü m'épargner en ce moment, monsieur, moi qui ne vous ai jamais causé de chagrin, du moins, je le pense. Votre fille vous aime, je la crois innocente autant que Penfant qui natt; ainsi ne lui faites pas de peine, révoquez votre 1 Vider la maison, sortir de la maison. Eugtnie Orandet. 9 arrêt. Le froid est bien vif, vous pouvez être cause de quelque grave maladie. — Je ne la verrai ni ne lui parlerai. Elle restera dans sa chambre au pain et a 1'eau jusqu'a ce qu'elle ait satisfait son père. Que diable! un chef de familie doit savoir oü va Por de sa maison. Elle possédait les seules roupies qui fussent en France peut-être, puis des génovines, des ducats de Hollande. — Monsieur, Eugénie est notre unique enfant, et quand même elle les aurait jetés è Peau.... — A Peau? cria le bonhomme, a Peau! Vous êtes folie, madame Grandet. Ce que j'ai dit est dit, vous le savez. Si vous voulez avoir la paix au logis, confessez votre fille, tirez-lui les vers du nez!1 Les femmes s'entendent mieux entre elles a ga que nous autres. Quoi qu'elle ait pu faire, je ne la mangerai point. A-t-elle peur de moi? Quand elle aurait doré son cousin de la tête aux pieds, il est en pleine mer, hein! nous ne pouvons pas courir après... — Eh bien, monsieur!" Excitée par la crise nerveuse oü elle se trouvait, ou par le malheur de sa fille, qui développait sa tendresse et son intelligence, la perspicacité de madame Grandet lui fit apercevoir un mouvement terrible dans la loupe de son mari, au moment oü elle répondait; elle changea d'idée sans changer de ton. „Eh bien, monsieur, ai-je plus d'empire sur elle que vous n'en avez? Elle ne m'a rien dit, elle tient de vous. — Tudieu! comme vous avez la langue pendue ce matin! Ta, ta, ta, ta, vous me narguez, je crois. Vous vous entendez peut-être avec elle." II regarda sa femme fixement. — En vérité, monsieur Grandet, si vous voulez 1 Tirer d qn. les vers du nez, lui arracher un secret. me tuer, vous n'avez qu'è continuer ainsi. Je vous le dis, monsieur, et, döt-il m'en coüter la vie, je vous le répéterais encore: vous avez tort envers votre fille, elle est plus raisonnable que vous ne 1'êtes. Cet argent lui appartenait, elle n'a pu qu'en faire un bel usage, et Dieu seul a le droit de connattre nos bonnes oeuvres. Monsieur, je vous en supplie, rendez vos bonnes graces a Eugénie!... Vous amoindrirez ainsi 1'effet du coup que m'a porté votre colère, et vous me sauverez peut-être la vie. Ma fille, monsieur, rendez-moi ma fille. — Je décampe, dit-il. Ma maison n'est pas tenable, la mère et la fille raisonnent et parient commi si Brooouh! Pouah! Vous m'avez donné de cruelles étrennes, Eugénie, cria-t-il. Oui, oui, pleurez! Ce que vous faites vous causera des remords, entendez-vous? A quoi donc vous sert de manger le bon Dieu 1 six fois tous les trois mois, si vous donnez Por de votre père en cachette a un fainéant qui vous dévorera votre cceur quand vous n'aurez plus que ga a lui prêter? Vous verrez ce que vaut votre Charles avec ses bottes de maroquin et son air de n'y pas toucher.2 11 n'a ni coeur ni ame, puisqu'il ose emporter le trésor d'une pauvre fille sans 1'agrément des parents." Quand la porte de la rue fut fermée, Eugénie sortit de sa chambre et vint prés de sa mère. — Vous avez eu bien du courage pour votre fille, lui dit-elle. — Vois-tu, mon enfant, oü nous mènent les choses illicites?... Tu m'as fait faire un mensonge. — Oh! je demanderai k Dieu de m'en punir seule. — C'est-y vrai, dit Nanon effarée en arrivant, 1 Le bon Dieu, 1'hostie consacrée, la communion. Manger le bon Dieu, communier. ' Air de n'y pas toucher, air innocent. que voilé mademoiselle au pain et a 1'eau pour le le reste de ses jours? — Qu'est-ce que cela fait, Nanon ? dit tranquillement Eugénie. — Ah! pus souvent que je mangerai de la frippe quand la fille de la maison mangedu pain sec. Non, non. — Pas un mot de tout ga, Nanon, dit Eugénie. — J'aurai la goule morte,1 mais vous verrez. Grandet dtna seul pour la première fois depuis vingt-quatre ans Un matin, suivant une habitude prise par Grandet depuis la réclusion d'Eugénie, il vint faire un certain nombre de tours dans son petit jardin. II avait pris pour cette promenade le moment oü Eugénie se peignait. Quand le bonhomme arrivait au gros noyer, il se cachait derrière le tronc de de 1'arbre, restait pendant quelques instants a contempler les longs cheveux de sa fille, et flottait sans doute entre les pensées que lui suggérait la ténacité de son caractère et le désir d'embrasser son enfant. Souvent il demeurait assis sur le petit banc de bois pourri oü Charles et Eugénie s'étaient juré un éternel amour, pendant qu'elle regardait aussi son père a la dérobée ou dans son miroir. S'il se levait et recommengait sa promenade, elle s'asseyait complaisamment è la fenêtre et se mettait a examiner le pan de mur oü pendaient les plus jolies fleurs, d'oü sortaient, d'entre les crevasses, des cheveux de Vénus, des liserons et un plante grasse, jaune ou blanche, un sedum trés abondant dans les vignes a Saumur et è Tours. Maitre Cruchot vint de bonne heure et trouva le vieux vigneron assis par un beau 1 Goule, gueule. faurai la goule morte, je ne soufflerai mot. m jour de juin sur le petit banc, le dos appuyé au mur mitoyen, occupé a voir sa fille. — Qu'y a-t-il pour votre service, maitre Cruchot? dit-il en apercevant le notaire. — Je viens vous parler d'affaires. — Ah! ah! avez-vous un peu d'or a me donner contre des écus? — Non, non, il ne s'agit pas d'argent, mais de votre fille Eugénie. Tout le monde parle d'elle et de vous. — De quoi se mêle-t-on? Charbonnier est mattre chez lui. — D'accord, le charbonnier est mattre de se tuer aussi, ou, ce qui est pis, de jeter son argent par les fenêtres. — Comment cela? — Eh! mais votre femme est trés malade, mon ami. Vous devriez même consulter monsieur Bergerin|; elle est en danger de mort. Si elle venait è mourir sans avoir été soignée comme il faut, vous ne seriez pas tranquille, je le crois. — Ta! ta! ta! ta! vous savez ce qu'a ma femme! Ces médecins une fois qu'ils ont mis le pied chez vous, ils viennent des cinq è six fois par jour. — Enfin, Grandet, vous ferez comme vous 1'entendrez. Nous sommes de vieux amis; il n'y a pas, dans tout Saumur, un homme qui prenne plus que moi d'intérêt k ce qui vous concerne; j'ai donc dfl vous dire cela. Maintenant, arrivé qui plante/vous êtes majeur, vous savez vous conduire, allez. Ceci n'est d'ailleurs pas Paffaire qui m'amène. II s'agit de quelque chose de plus grave pour vous, peutêtre. Après tout, vous n'avez pas envie de tuer votre 1 Arrivé qui plante, (qui que ce soit qui vienne planter), il en arrivera ce qui pourra. id femme, elle vous est trop utile. Songez donc a la situation oü vous seriez, vis-è-vis votre fille, si madame Grandet mourait. Vous devriez des comptes è Eugénie, puisque vous êtes commun en biens avec votre femme. Votre fille sera en droit de réclamer le partage de votre fortune, de faire vendre Froidfond. Enfin, elle succède è sa mère, de qui vous ne pouvez pas hériter." Ces paroles furent un coup de foudre pour le bonhomme, qui n'était pas aussi fort en législation qu'il pouvait 1'être en commerce. 11 n'avait jamais pensé a une licitation.1 — Ainsi je vous engage è la traiter avec douceur, dit Cruchot en terminant. — Mais savez-vous ce qu'elle a fait, Cruchot? — Quoi? dit le notaire curieux de recevoir une confidence du père Grandet et de connaïtre la cause de la querelle. — Elle a donné son or. — Eh bien, était-il è elle? demanda le notaire. — lis me disent tous cela! dit le bonhomme en laissant tomber ses bras par un mouvement tragique. — Allez-vous, pour une misère,2 reprit Cruchot, mettre des entraves aux concessions que vous lui demanderez de vous faire è la mort de sa mère? — Ah! vous appelez six mille francs d'or une misère? — Eh! mon vieil ami, savez-vous ce que coüteront 1'inventaire et le partage de la succession de votre femme, si Eugénie 1'exige? — Quoi? — Deux, ou trois quatre cent mille francs peut- 1 Licitation, vente aux enchères d'un bien qui appartient en commun k plusieurs propriétaires. * Misère, bagatelle- être! Ne faudra-t-il pas liciter,1 et vendre pour connaitre la véritable valeur? au lieu qu'en vous entendant... — Par la serpette de mon père! s'écria le vigneron qui s'assit en palissant, nous verrons ga, Cruchot." Après un moment de silence ou d'agonie, le bonhomme regarda le notaire en lui disant: „La vie est bien dure! 11 s'y trouve bien des douleurs. Cruchot, reprit-il solennellement, vous ne voulez pas me tromper; jurez-moi sur 1'honneur que ce que vous me chantez la estfondé en droit. Montrezmoi le code, je veux voir le code! — Mon pauvre ami, répondit le notaire, ne sais-je pas mon métier? — Cela est donc bien vrai. Je serai dépouillé, trahi, tué, dévoré par ma fille. — Elle hérite de sa mère. — A quoi servent donc les enfants! Ah! ma femme, je 1'aime. Elle est solide heureusement. C'est une La Bertellière. — Elle n'a pas un mois a vivre. Le tonnelier se frappa le front, marcha, revint et, jetant un regard effrayant h Cruchot: „Comment faire? lui dit-il. — Eugénie pourra renoncer purement et simplement a la succession de sa mère. Vous ne voulez pas la déshériter, n'est-ce pas? Mais, pour obtenir un partage de ce genre, ne la rudoyez pas. Ce que je vous dis la, mon vieux, est contre mon intérêt. Qu'ai-je a faire, moi?... des liquidations, des inventaires, des ventes, des partages ... — Nous verrons, nous verrons. Ne parions plus 1 Liciter, vendre par licitation (voir p. 134). de cela, Cruchot. Vous me tribouillez 1 les entrailles Avez-vous re?u de 1'or? ««Mines. —- Non; mais j'ai quelques vieux louis, une dizaine, je vous les donnerai. Mon bon ami, faites J!atteP1aXpferre.' 8 me' ™us — Les dröles! — Allons, les rentes sont a 99. Soyez donc content une fois dans la vie. — A 99, Cruchot? — Oui. , Eh ! eh! 99!" dit le bonhomme en reconduisant le vieux notaire jusqu'a la porte de la rue. Puis trop agite par ce qu'il venait d'entendre pour rester au logis il monta chez sa femme et lui dit • „Allons, la mère, tu peux passer la journée avec ta dëuY rwS i Froid?nd- S°yez gentilles toutes ux. C est le jour de notre mariage, ma bonne laTête n>>nS'3 n°'lè d'X éCUS P°Ur t0n reP°soir de Fete-Dieu. II y a assez longtemps que tu veux en faire un, regale-toi! Amusez-vous, soyez joyeuses portez-vous bien. Vive la joie!" II jWdixTcusdé six francs sur le lit de sa femme et lui prit la tête n'est-ce pas§?" fr°nt' "Bonne femme»tu vas mieux, v~ ?10aTcmen1t P9uvez-vous penser k recevoir dans votre maison le Dieu qui pardonne en tenant votre fille exilee de votre coeur? dit-elle avec émotion . Tribouiller, trifouiller, (de fouiller) vous me tribouillez les entrailles, vous me fouillez et refouillerdans^ mei entrailles, me causant une douleur atroce. ' Je ter la pierre blamer, accuser. Reposoir de la Fête-Dieu, autel élevé dans 'f. rues- généralement aux carrefours, par des particuliers le jour de Ia Fête-Dieu (H. Sacramentsdag). Les processions' s arretent k ces autels pour y prier. processions — Ta, ta, ta, ta, ta, dit le père d'une voix caressante, nous verrons cela. — Bonté du ciel! Eugénie, cria la mère en rougissant de joie, viens embrasser ton père, il te pardonne!" Mais le bonhomme avait disparu. II se sauvait k toutes jambes vers ses closeries en tachant de mettre en ordre ses idéés renversées. Grandet commengait alors sa soixante-seizième année. Depuis deux ans principalement, son avarice s'était accrue comme s'accroissent toutes les passions persistantes de l'homme. Suivant une observation faite sur les avares, sur les ambitieux, sur tous les gens dont la vie a été consacrée a une idéé dominante, son sentiment avait affectionné plus particulièrement un symbole de sa passion. La vue de 1'or était devenue sa monomanie. Son esprit de despotisme avait grandi en proportion de son avarice, et abandonner la direction de la moindre partie de ses biens a la mort de sa femme lui paraissait une chose contre nature. Déclarer sa fortune a sa fille, inventorier Puniversalité 1 de ses biens meubles et immeubles pour les liciter?... „Ce serait a se couper la gorge," dit-il tout haut au milieu d'un clos en examinant les ceps. Enfin il prit son parti, revint a Saumur a Pheure du diner, résolu de plier devant Eugénie, de la cajoler, de 1'amadouer afin de pouvoir mourir royalement en tenant jusqu'au dernier soupir les rênes de ses millions. Au moment oü le bonhomme, qui par hasard avait pris son passe-partout, montait 1'escalier a pas de loup pour venir chez sa femme, Eugénie avait apporté sur le lit de sa mère le beau nécessaire. Toutes deux, en 1'absence de Grandet, se donnaient le plaisir de voir le portrait de Charles en examinant celui de sa mère. 1 Universalité, totalité. — C'est tout a fait son front et sa bouche!" disait Eugénie au moment oü le vigneron ouvrit la porte. Au regard que jeta son mari sur Por, madame Grandet cria: „Mon Dieu, ayez pitié de nous!" Le bonhomme sauta sur le nécessaire comme un tigre fond sur un enfant endormi. „Qu'est-ce que c'est que cela?" dit-il en emportant le trésor et allant se placer a la fenêtre. „Du bon or! de Por! s'écriat-il. Beaucoup d'or! ?a pèse deux livres. Ah! ah! Charles t'a donné cela contre les belles pièces. Hein! pourquoi ne me Pavoir pas dit? C'est une bonne affaire, fifille! Tu esmafille, je te reconnais." Eugénie tremblait de tous ses membres. „N'est-ce pas, ceci est a Charles? reprit le bonhomme. — Oui, mon père, ce n'est pas a moi. Ce meuble est un dépot sacré. — Ta! ta! ta! il a pris ta fortune, faut te rétablir ton petit trésor. — Mon père!.. Le bonhomme voulut prendre son couteau pour faire sauter une plaque d'or, et fut obligé de poser le nécessaire sur une chaise. Eugénie s'élanga pour le ressaisir; mais le tonnelier, qui avait tout a la fois 1'oeil a sa fille et au coffret, la repoussa si violemment en étendant le bras, qu'elle alla tomber sur le lit de sa mère. — Monsieur, monsieur!" cria la mère en se dressant sur son lit. Grandet avait tiré son couteau et s'apprêtait è soulever Por. — Mon père, cria Eugénie en se jetant a genoux et marchant ainsi pour arriver plus prés du bonhomme et lever les mains vers lui, mon père, au nom de tous les Saints et de la Vierge, au nom du Christ, qui est mort sur la croix, au nom de votre salut éternel, mon père, au nom de ma vie, ne touchez pas a ceci! Cette toilette n'est ni è vous ni è moi; elle est è un malheureux parent qui me 1'a confiée, et je dois la lui rendre intacte. — Pourquoi la regardais-tu, si c'est un dépót? Voir, c'est pis que toucher. — Mon père, ne la détruisez pas, ou vous me déshonorez. Mon père, entendez-vous? — Monsieur, grace! dit la mère. — Mon père!" cria Eugénie d'une voix si éclatante que Nanon effrayée monta. Eugénie sauta sur un couteau qui était a sa portée et s'en arma. — Eh bien? lui dit froidement Grandet en souriant è froid.1 — Monsieur, monsieur, vous m'assassinez! dit la mère. — Mon père, si votre couteau entame seulement une parcelle de eet or, je me perce de celui-ci. Vous avez déja rendu ma mère mortellement malade, vous tuerez encore votre fille. Allez maintenant, blessure pour blessure! Grandet tint son couteau sur le nécessaire et regarda sa fille en hésitant. — En serais-tu donc capable, Eugénie? dit-il. — Oui, monsieur, dit la mère. — Elle le ferait comme elle le dit, cria Nanon. Soyez donc raisonnable, monsieur, une fois dans votre vie." Le tonnelier regarda 1'or et sa fille alternativement pendant un instant. Madame Grandet s'évanouit. „Lè, voyez-vous, mon cher monsieur! madame se meurt, cria Nanon. — Tiens, ma fille, ne nous brouillons pas pour un coffre. Prends donc! s'écria vivement le tonnelier en jetant la toilette sur le lit. „Toi, Nanon, 1 A froid, sans passion, sans émotion. va chercher monsieur Bergerin. Allons, la mère, dit-il en baisant la main de sa femme, ce n'est rien, va: nous avons fait la paix. Pas vrai, fifille? Plus de pain sec, tu mangeras tout ce que tu voudras. Ah! elle ouvre les yeux. Eh bien, la mère, mémère, timère,1 allons donc! Tiens, vois, j'embrasse Eugénie. Elle aime son cousin, elle 1'épousera si elle veut, elle lui gardera le petit coffre. Mais vis longtemps, ma pauvre femme. Allons, remue donc! Ecoute, tu auras le plus beau reposoir qui se soit jamais fait a Saumur. Mon Dieu, pouvez-vous traiter ainsi votre femme et votre enfant? dit d'une voix faible madame Grandet. Je ne le ferai plus, plus, cria le tonnelier. Tu vas voir, ma pauvre femme." II alla a son cabinet, et revint avec une poignée de louis qu'il éparpilla sur le Iit. „Tiens, Eugénie, tiens, ma femme, voila pour vous, dit-il en maniant les louis." Allons, égaietoi, ma femme; porte-toi bien, tu ne manqueras de rien ni Eugénie non plus. Voila cent louis d'or pour elle. Tu ne les donneras pas, Eugénie, ceuxlè, hein? Madame Grandet et sa fille se regardèrent étonnées. Reprenez-les, mon père; nous n'avons besoin que de votre tendresse. — Eh bien, c'est ?a, dit-il en empochant les louis, vivons comme de bons amis. Descendons tous dans la salie pour diner, pour jouer au loto tous les soirs a deux sous. Faites vos farces! Hein, ma femme? — Hélas! je le voudrais bien, puisque cela peut vous être agréable, dit la mourante; mais je ne saurais me lever. 1 Timère, petite mère. — Pauvre mère, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien je t'aime. Et toi, ma fille!" II la serra, Pembrassa. „Oh! comme c'est bon d'embrasser sa fille après une brouille! ma fifille! Tiens, vois-tu, mémère, nous ne faisons qu'un maintenant. Va donc serrer cela, dit-il a Eugénie en lui montrant le coffret. Va, ne crains rien. Je ne t'en parlerai plus, jamais." Monsieur Bergerin, le plus célèbre médecin de Saumur, arriva bientót. La consultation finie, il déclara positivement a Grandet que sa femme était bien mal, mais qu'un grand calme d'esprit, un régime doux et des soins minutieux pourraient reculer 1'époque de sa mort vers la fin de 1'automne. — Qa coütera-t-il cher? dit le bonhomme, faut-il des drogues? — Peu de drogues, mais beaucoup de soins, répondit le médecin, qui ne put retenir un sourire. — Enfin, monsieur Bergerin, répondit Grandet, vous êtes un homme d'honneur, pas vrai? Je me fie a vous, venez voir ma femme toutes et quantes fois 1 vous le jugerez convenable. Conservez-moi ma bonne femme; je 1'aime beaucoup, voyez-vous, sans que ga paraisse, paree que, chez moi, tout se passé en dedans et me trifouille 2 1'ame. J'ai du chagrin. Le chagrin est entré chez moi avec la mort de mon frère, pour lequel je dépense, è Paris, des sommes... les yeux de la tête, enfin! et ?a ne finit point. Adieu, monsieur, si Pon peut sauver ma femme, sauvez-la, quand même il faudrait dépenser pour ga cent ou deux cents francs." Malgré les souhaits fervents que Grandet faisait pour la santé de sa femme, dont la succession ouverte était une première mort pour lui; malgré 1 Toutes et quantes fois, toutes les fois que. ' Trifouiller, voir tribouiller, p. 136. la complaisance qu'il manifestait en toute occasion pour les moindres volontés de la mère et de la fille étonnées; malgré les soins les plus tendres prodigués par Eugénie, madame Grandet marcha rapidement vers la mort. Chaque jour elle s'affaiblissait et dépérissait comme dépérissent la plupart des femmes atteintes, a eet age, par la maladie. Elle était frêle autant que les feuilles des arbres en automne. Les rayons du ciel la faisaient resplendir comme ces feuilles que le soleil traverse et dore. Ce fut une mort digne de sa vie, une mort toute chrétienne, n'est-ce pas dire sublime? Au mois d'octobre 1822 éclatèrent particulièrement ses vertus, sa patience d'ange et son amour pour sa fille; elle s'éteignit sans avoir laissé échapper la moindre plainte. Agneau sans tache, elle allait au ciel, et ne regrettait ici-bas que la douce compagne de sa froide vie, a laquelle ses derniers regards semblaient prédire mille maux. Elle tremblait de laisser cette brebis, blanche comme elle, seule au milieu d'un monde égoïste qui voulait lui arracher sa toison, ses trésors. Mon enfant, lui dit-elle avant d'expirer, il n'y a de bonheur que dans le ciel; tu le sauras un jour." Le lendemain de cette mort, Eugénie trouva de nouveaux motifs de s'attacher a cette maison oü elle était née, ou elle avait tant souffert, oü sa mère venait de mourir. Elle ne pouvait contempler la croisée et la chaise a patins dans la salie sans verser des pleurs. Elle crut avoir méconnu 1'ame de son vieux père en se voyant 1'objet de ses soins les plus tendres: il venait lui donner le bras pour descendre au déjeuner; il la regardait d'un oeil presque bon pendant des heures entières; enfin il la couvait comme si elle eüt été d'or. Le vieux tonnelier se ressemblait si peu k lui-même, il trem- blait tellement devant sa fille, que Nanon et les Cruchotins, témoins de sa faiblesse, 1'attribuèrent a son grand age, et craignirent ainsi quelque affaiblissement dans ses facultés; mais le jour oü la familie prit le deuil, après le diner auquel fut convié maitre Cruchot, qui seul connaissait le secret de son cliënt, la conduite du bonhomme s'expliqua. — Ma chère enfant, dit-il h Eugénie lorsque la table fut ötée et les portes soigneusement closes, te voila héritière de ta mère, et nous avons de petites affaires a régler entre nous deux. Pas vrai, Cruchot? — Oui. — Est-il donc si nécessaire de s'en occuper aujourd'hui, mon père? — Oui, oui, fifiile. Je ne pourrais pas durer dans 1'incertitude oü je suis. Je ne crois pas que tu veuilles me faire de la peine. — Oh! mon père. — Eh bien, il faut arranger tout cela ce soir. — Que voulez-vous donc que je fasse ? — Mais, fifiile, $a ne me regarde pas. Dites-lui donc, Cruchot. — Mademoiselle, monsieur votre père ne voudrait ni partager, ni vendre ses biens, ni payer des droits énormes pour 1'argent comptant qu'il peut posséder. Donc, pour cela, il faudrait se dispenser de faire 1'inventaire de toute la fortune qui aujourd'hui se trouve indivise 1 entre vous et monsieur votre père... — Cruchot, êtes-vous bien sür de cela, pour en parler ainsi devant un enfant? — Laissez-moi dire, Grandet. — Oui, oui, mon ami. Ni vous ni ma fille ne voulez me dépouiller. N'est-ce pas, fifiile? 1 Indivis, en commun. — Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse? demanda Eugénie impatientée. — Eh! dit le notaire, il faudrait signer eet acte par lequel vous renonceriez a la succession de madame votre mère, et laisseriez a votre père 1'usufruit de tous les biens indivis entre vous, et dont il vous assure la nue propriété .. .J — Je ne comprends rien a tout ce que vous me dites, répondit Eugénie, donnez-moi 1'acte, et montrez-moi la place ou je dois signer." Le père Grandet regardait alternativement 1'acte et sa fille, sa fille et 1'acte, en éprouvant de si violentes émotions qu'il s'essuya quelques gouttes de sueur venues sur son front. — Fifille, dit-il, au lieu de signer eet acte qui coötera gros a faire enregistrer, si tu voulais renoncer purement et simplement a la succession de ta pauvre chère mère défunte, et t'en rapporter è moi pour 1'avenir, j'aimerais mieux 9a. Je te ferais alors tous les mois une bonne grosse rente de cent francs. Vois, tu pourrais payer autant de messes que tu voudrais a ceux pour lesquels tu en fais dire... Hein! cent francs par mois, en livres?... — Je ferai tout ce qu'il vous plaira, mon père. — Mademoiselle, dit le notaire, il est de mon devoir de vous faire observer que vous vous dépouillez... — Eh! mon Dieu, dit-elle, qu'est-ce que cela ine fait? — Tais-toi, Cruchot. C'est dit, c'est dit, s'écria Grandet en prenant la main de sa fille et y frappant avec la sienne. Eugénie, tu ne te dédiras point, tu es une honnête fille, hein? — Oh! mon père!... 1 Nue propriété, propriété sans usufruit. II 1'embrassa avec effusion, la serra dans ses bras è 1'étouffer. — Va, mon enfant, tu donnés Ia vie a ton père; mais tu lui rends ce qu'il t'a donné: nous sommes quittes. Voilé comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Je te bénis! Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son papa. Fais ce que tu voudras maintenant. A demain donc, Cruchot, dit-il en regardant le notaire épouvanté. Vous verrez a bien préparer 1'acte de renonciation au greffe du tribunal." Le lendemain, vers midi, fut signée la déclaration par laquelle Eugénie accomplissait elle-même sa spoliation.1 Cependant, malgré sa parole, a la fin de la première année, le vieux tonnelier n'avait pas encore donné un sou des cent francs par mois si solennellement promis a sa fille. Aussi, quand Eugénie lui en paria plaisamment, ne put-il s'empêcher de rougir: il monta vivement a son cabinet, revint, et lui présenta environ le tiers des bijoux qu'il avait pris a son neveu. — Tiens, petite, dit-il d'un accent plein d'ironie, veux-tu ga pour tes douze cents francs? — O mon père! vrai, me les donnez-vous? — Je t'en rendrai autant 1'année prochaine, dit-il en les lui jetant dans son tablier. Ainsi en peu de temps tu auras toutes ses breloques, ajouta-t-il en se frottant les mains, heureux de pouvoir spéculer sur le sentiment de sa fille. Néanmoins le vieillard, quoique robuste encore, sentit la nécessité d'initier sa fille aux secrets du ménage. Pendant deux années consécutives il lui fit ordonner en sa présence le menu de la maison, et recevoir les redevances. II lui apprit lentement et successivement les noms, la contenance de ses dos, de ses fermes. Vers la troisième année, il 1 Spoliation, action de spolier (déposséder, dépouiller). Eugénie Grandet. 10 1'avait si bien accoutumée k toutes ses fafons d'avarice, il les avait si véritablement tournées chez elle en habitudes, qu'il lui laissa sans crainte les clefs de la dépense, etl'institua la maitresse au logis. Cinq ans se passèrent sans qu'aucun événement marquat dans 1'existence monotone d'Eugénie et de son père. Ce furent les mêmes actes constamment accomplis avec la régularité chronométrique des mouvements de la vieille pendule. La profonde mélancolie de mademoiselle Grandet n'était un secret pour personne; mais, si chacun put en pressentir la cause, jamais un mot prononcé par elle ne justifia les soupQons que toutes les sociétés de Saumur formaient sur 1'état du coeur de la riche héritière. Sa seule compagnie se composait des trois Cruchot et de quelques-uns de leurs amis qu'ils avaient insensiblement introduits au logis. Ils lui avaient appris è jouer au whist, et venaient tous les soirs faire la partie. Dans Pannée 1827, son père, sentant le poids des infirmités, fut forcé de 1'initier aux secrets de sa fortune territoriale, et lui disait, en cas de difficultés, de s'en rapporter a Cruchot le notaire, dont la probité lui était connue. Puis, vers la fin de cette année, le bonhomme fut enfin, k 1'age de quatre-vingt-deux ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progrès. Grandet fut condamné par monsieur Bergerin. En pensant qu'elle allait bientöt se trouver seule dans le monde, Eugénie se tint, pour ainsi dire, plus prés de son père, et serra plus fortement ce dernier anneau d'affection. Dans sa pensée, comme dans celle de toutes les femrnes aimantes, 1'amour était le monde entier, et Charles n'était pas la. Elle fut sublime de soins et d'attentions pour son vieux père, dont les facultés commen^aient è baisser, mais dont 1'avarice se soutenait instinctivement. Aussi la mort de eet homme ne contrasta- t-elle point avec sa vie. Dès le matin il se faisait rouler entre la cheminée de sa chambre et la porte de son cabinet, sans doute plein d'or. II restait lè sans mouvement, mais il regardait tour a tour avec anxiété ceux qui venaient le voir et la porte doublée de fer. II se faisait rendre compte des moindres bruits qu'il entendait; et, au grand étonnement du notaire, il entendait le baillement de son chien dans la cour. II se réveillait de sa stupeur apparente au jour et a 1'heure oti il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avec les closiers,1 ou donnerdes quittances. II agitait alors son fauteuil k roulettes jusqu'è ce qu'il se trouvat en face de la porte de son cabinet. II le faisait ouvrir par sa fille, et veillait k ce qu'elle plagat en secret elle-même les sacs d'argent les uns sur les autres, a ce qu'elle fermat la porte. Puis il revenait a sa place silencieusement aussitót qu'elle lui avait rendu la précieuse clef, toujours placée dans la poche de son gilet, et qu'il têtait de temps en temps. D'ailleurs son vieil ami le notaire, sentant que la riche héritière épouserait nécessairement son neveu le président, si Charles Grandet ne revenait pas, redoubla de soins et d'attentions: il venait tous les jours se mettre aux ordres de Grandet, allait a son commandement a Froidfond, aux terres, aux prés, aux vignes, vendait les récoltes et transmutait2 tout en or et en argent qui venait se réunir secrètement aux sacs empilés dans le cabinet. Enfin arrivèrent les jours d'agonie, pendant lesquels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec la destruction. II voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet. II attirait a lui et roulait toutes les couvertures que 1'on mettait sur lui, et disait k Nanon: 1 Closier, qui a pris h ferme une closerie (voir p. 9). s Transmuter, transmuer, changer. „Serre, serre 5a, pour qu'on ne me vole pas." Quand il pouvait ouvrir les yeux, 011 toute sa vie s'était réfugiée, il les tournait aussitót vers la porte du cabinet oü gisaient ses trésors, en disant è sa fille: „Y sont-ils? y sont-ils? d'un son de voix qui dénotait une sorte de peur panique. — Oui, mon père. — Veille è 1'or, mets de l'or devant moi. Eugénie lui étendait des louis sur une table et il demeurait des heures entières les yeux attachés sur les louis, comme un enfant qui, au moment oü il commence a voir, contemple stupidement le même objet; et, comme è un enfant, il lui échappait un sourire pénible. „Qa me réchauffe!" disait-il quelquefois en laissant parattre sur sa figure une expression de béatitude. Lorsque Ie curé de la paroisse vint 1'administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranimèrent è la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d'argent qu'il regarda fixement, et sa loupe remua pour la dernière fois. Lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ. il fit un épouvantable geste pour le saisir. Ce dernier effort lui coüta la vie. II appela Eugénie, qu'il ne voyait pas, quoiqu'elle ffit agenouillée devant lui et qu'elle baign^t de ses larmes une main déja froide. — Mon père, bénissez-moi. Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de 9a lè-bas, dit-il. Eugénie Grandet se trouva donc seule au monde dans cette maison, n'ayant que Nanon a qui elle püt jeter un regard, avec la certitude d'être entendue et comprise, Nanon, le seul être qui 1'aimat pour elle et avec qui elle pflt causer de ses chagrins. La grande Nanon était une providence pour Eugénie. Aussi ne fut-elle plus une servante, mais une humble amie. Après la mort de son père, Eugénie apprit par mattre Cruchot qu'elle possédait trois cent mille livres de rente en biens-fonds dans 1'arrondissement de Saumur, six millions placés en trois pour cent a soixante francs, et il valait alors soixante-dix-sept francs; plus deux millions en or et cent mille francs en écus, sans compter les arrérages a recevoir. L'estimation totale de ses biens allait a dix-sept millions. — Oü donc est mon cousin ?" se dit-elle. Le jour oü mattre Cruchot remit a sa cliente 1'état de la succession, devenue claire et liquide 1, Eugénie resta seule avec Nanon, assises Pune et 1'autre de chaque cöté de la cheminée de cette salie si vide, oü tout était souvenir, depuis la chaise k patins sur laquelle s'asseyait sa mère, jusqu'au verre dans lequel avait bu son cousin. — Nanon, nous sommes seules. — Oui, mademoiselle ; et, si je savais oü il est, ce mignon, j'irais de mon pied le chercher. — II y a la mer entre nous, dit-elle. Pendant que la pauvre héritière pleurait ainsi en compagnie de sa vieille servante, dans cette froide et obscure maison, qui pour elle composait tout 1'univers, il n'était question de Nantes a Orléans que des dix-sept millions de mademoiselle Grandet. Un de ses premiers actes fut de donner douze cents francs de rente viagère k Nanon, qui, possédant déjè six cents autres francs, devint un riche parti. En moins d'un mois, elle passa de 1'état de fille è celui de femme, sous la protection d'Antoine Cornoiller, qui fut nommé garde-général des terres et propriétés de mademoiselle Grandet. Madame Cornoiller eut sur ses contemporaines un immense avantage. Quoiqu'elle eüt cinquante-neuf ans, elle 1 Clair et liquide, net et clair, tous frais déduits. ne paraissait pas en avoir plus de quarante. Ses gros traits avaient résisté aux attaques du temps. Grace au régime de sa vie monastique, elle narguait la vieillesse par un teint coloré, par une santé de fer. Peut-être n'avait-elle jamais été aussi bien qu'elle le fut le jour de son mariage. Elle eut les bénéfices de sa laideur, et apparut grosse, grasse, forte, ayant sur sa figure indestructible un air de bonheur qui fit envier par quelques personnes le sort de Cornoiller. „Elle est bon teint," disait le drapier. „Elle s'est conservée comme dans de la saumure, sous votre respect," dit le marchand de sel. „Elle est riche, et le gars Cornoiller fait un bon coup," disait un autre voisin. En sortant du vieux logis, Nanon, qui était aimée de tout le voisinage, ne re^ut que des compliments en descendant la rue tortueuse, pour se rendre k la paroisse. Pour présent de noce, Eugénie lui donna trois douzaines de couverts. Cornoiller, surpris d'une telle magnificence, parlait de sa mattresse les larmes aux yeux: il se serait fait hacher pour elle. Devenue la femme de confiance d'Eugénie, madame Cornoiller eut désormais un bonheur égal pour elle a celui de posséder un mari. Elle avait enfin une dépense a ouvrir, a fermer, des provisions k donner le matin, comme faisait son défunt maïtre. Puis elle eut k régir deux domestiques, une cuisinière et une femme de chambre chargée de raccommoder le linge de la maison, de faire les robes de mademoiselle. Cornoiller cumula les fonctions de garde et de régisseur. 11 est inutile de dire que la cuisinière et la femme de chambre choisies par Nanon étaient de véritables perles. Mademoiselle Grandet eut ainsi quatre serviteurs dont le dévouement était sans bornes. Les fermiers ne s'apergurent donc pas de la mort du bonhomme, tant il avait sévèrement établi les usages et coutumes de son administration, qui fut soigneusement continuée par monsieur et madame Cornoiller. A trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie. Sa pale et triste enfance s'était écoulée auprès d'une mère dont le coeur méconnu, froissé, avait toujours souffert. En quittant avec joie Pexistence, cette mère plaignit sa fille d'avoir k vivre, et lui laissa dans 1'ame de légers remords et d'éternels regrets. Le premier, le seul amour d'Eugénie était pour elle un principe de mélancolie. Après avoir entrevu son amant pendant quelques jours, elle lui avait donné son coeur entre deux baisers furtivement acceptés et re?us; puis il était parti, mettant tout un monde entre elle et lui. Cet amour, maudit par son père, lui avait presque couté sa mère et ne lui causait que des douleurs mêlées de frêles espérances. Pour elle, Ia fortune n'était ni un pouvoir ni une consolation; elle ne pouvait exister que par 1'amour, par la religion, par sa foi dans 1'avenir. L'amour lui expliquait Péternité. Son coeur et 1'Évangile lui signalaient deux mondes k attendre. Elle se plongeait nuit et jour au sein de deux pensées infinies, qui pour elle peut-être n'en faisaient qu'une seule. Elle se retirait en elle-même, aimant, et se croyant aimée. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi. Ses trésors n'étaient pas les millions dont les revenus s'entassaient, mais le coffret de Charles, mais les deux portraits suspendus a son lit, mais les bijoux rachetés k son père, étalés orgueilleusement sur une couche de ouate dans un tiroir du baliut; mais le dé de sa tante, duquel s'était servie sa mère, et que tous les jours elle prenait religieusement pour travailler a une broderie, ouvrage de Pénélope, entrepris seulement pour mettre k son doigt cet or plein de souvenirs. Au commencement ■ du mois d'aoüt de cette année, Eugénie était assise sur le petit banc de bois oü son cousin lui avait juré un éternel amour, et oü elle venait déjeuner quand il faisait beau. La pauvre fille se complaisait en ce moment, par la plus fraiche, la plus joyeuse inatinée, a repasser dans sa mémoire les grands, les petits événements de son amour, et les catastrophes dont il avait été suivi. Le soleil éclairait Ie joli pan de mur tout fendillé, presque en ruines, auquel il était défendu de toucher, de par la fantasque héritière, quoique Cornoiller répétat souvent a sa femme qu'on serait écrasé dessous quelque jour. En ce moment, le facteur de poste frappa, remit une lettre a madame Cornoiller, qui vint au jardin, en criant: „Mademoiselle, une lettre!" Elle la donna a sa mattresse en lui disant: „C'est-y celle que vous attendez?" Ces mots retentirent aussi fortement au coeur d'Eugénie qu'ils retentirent réellement entre les murailles de la cour et du jardin. „Paris! C'est de lui. 11 est revenu! Eugénie palit, et garda la lettre pendant un moment. Elle palpitait trop vivement pour pouvoir la décacheter et la lire. La grande Nanon resta debout, les deux mains sur les hanches, et la joie semblait s'échapper comme une fumée par les crevasses de son brun visage. — Lisez donc, mademoiselle ... — Ah! Nanon, pourquoi revient-il par Paris, quand il s'en est allé par Saumur? — Lisez, vous le saurez. Eugénie décacheta la lettre en tremblant. II en tomba un mandat sur la maison madame des Grassins et Corret, de Saumur. Nanon le ramassa. „Ma chère cousine .. — Je ne suis plus Eugénie, pensa-t-elle. Et son coeur se serra. „Vous.. — II me disait tu! Elle se croisa les bras, n'osa plus lire la lettre, et de grosses larmes lui vinrent aux yeux. — Est-il mort? demanda Nanon. — II n'écrirait pas, dit Eugénie. Elle lut toute la lettre que voici : „Ma chère cousine, vous apprendrez, je le crois, avec plaisir, le succès de mes entreprises. Vous m'avez porté bonheur, je suis revenu riche, et j'ai suivi les conseils de mon oncle, dont la mort et celle de ma tante viennent de m'être apprises par monsieur des Grassins. La mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succéder. J'espère que vous êtes aujourd'hui consolée. Rien ne résiste au temps, je Péprouve. Oui, ma chère cousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions est passé. Que voulez-vous? En voyageant è travers de nombreux pays, j'ai réfléchi surlavie. D'enfant que j'étais au départ, je suis devenu homme au retour. Aujourd'hui je pense a bien des choses auxquelles je ne songeais pas autrefois. Vous êtes libre, ma cousine, et je suis libre encore; rien n'empêche, en apparence, Ia réalisation de nos petits projets: mais j'ai trop de loyauté dans le caractère pour vous cacher la situation de mes affaires. Je n'ai point oublié que je ne m'appartiens pas; je me suis toujours souvenu dans mes longues traversées du petit banc de bois.. Eugénie se levacommesi elleeütétésurdescharbons ardents, et alla s'asseoir sur une des marches de la cour. „...du petit banc de bois oü nous nous sommes juré de nous aimer toujours, du couloir, de la salie grise, de ma chambre en mansarde, et de la nuit oü vous m'avez rendu, par votre délicate obligeance, mon avenir plus facile. Oui, ces souvenirs ont soutenu mon courage, et je me suis dit que vous pensiez toujours a moi comme je pensais souvent a vous, a Pheure convenue entre nous. Avez-vous bien regardé les nuages a neuf heures? Oui, n'est-ce pas? Aussi ne veux-je pas trahir une amitié sacrée pour moi; non, je ne dois point vous tromper. 11 s'agit, en ce moment, pour moi, d'une alliance qui satisfait a toutes les idéés que je me suis formées sur le mariage. L'amour dans le mariage est une chimère. Aujourd'hui mon expérience me dit qu'il faut obéir a toutes les lois sociales, et réunir toutes les convenances voulues par le monde en se mariant. Or, déja se trouve entre nous une différence d'age qui peut-être influerait plus sur votre avenir, ma chère cousine, que sur le mien. Je ne vous parlerai ni de vos moeurs, ni de votre éducation, ni de vos habitudes, qui ne sont nullement en rapport avec la vie de Paris, et ne cadreraient sans doute point avec mes projets ultérieurs. II entre dans mes plans de tenir un grand état de maison, de recevoir beaucoup de monde, etjecrois me souvenir que vous aimez une vie douce et tranquille. Non, je serai plus franc, et veux vous faire arbitre de ma situation; il vous appartient de la connaitre, et vous avez le droit de la juger. Aujourd'hui je possède quatre-vingt mille livres de rente. Cette fortune me permet de m'unir a la familie d'Aubrion, dont Phéritière, jeune personne de dixneuf ans, m'apporte en mariage son nom, un titre, la place de gentilhomme honoraire de la chambre de Sa Majesté, et une position des plus brillantes. Je vous avouerai, ma chère cousine, que je n'aime pas le moins du monde mademoiselle d'Aubrion; mais, par son alliance, j'assure a mes enfants une situation sociale dont un jour les avantages seront incalculables: de jour en jour, les idéés monarchiques reprennent faveur. Donc, quelques années plus^tard, mon fils, devenu marquis d'Aubrion, ayant un majorat1 de quarante mille livres de rente, pourra prendre dans 1'État telle place qu'il lui conviendra de choisir. Nous nous devons a nos enfants. Vous voyez, ma cousine, avec quelle bonne foi je vous expose Pétat de mon cceur, de mes espérances et de ma fortune. II est possible que de votre cöté vous ayez oublié nos enfantillages après sept années d'absence; mais moi, je n'ai oublié ni votre indulgence, ni mes paroles; je me souviens de toutes, même des pius légèrement données, et auxquelles un jeune homme moins consciencieux que je le suis, ayant un coeur moins jeune et moins probe, ne songerait même pas. En vous disant que je ne pense qu'è faire un mariage de convenance, et que je me souviens encore de nos amours d'enfant, n'est-ce pas me mettre entièrement a votre discrétion, vous rendre maitresse de mon sort, et vous dire que, s'il faut renoncer a mes ambitions sociales, je me contenterai volontiers de ce simple et pur bonheur duquel vous m'avez offert de si touchantes images?" — Tan, ta, ta. — Tan, ta, ti. — Tin, ta, ta. — Tofln! — Toün, ta, ti. — Tinn, ta, ta..., etc., avait chanté Charles Grandet sur Pair de Non piii andrai: en signant: „Votre dévoué cousin, „Charles." „Tonnerre de Dieu! c'est y mettre des procédés," se dit-il. Et il avait cherché le mandat, et il avait ajouté ceci: 1 Majorat, propriété attachée k un titre de noblesse et qui se transmet avec ce titre. „P.-S. — Je joins k ma lettre un mandat sur Ia maison des Grassins de huit mille francs a votre ordre, et payable en or, comprenant intéréts et capital de la somme que vous avez eu la bonté de me prêter. J'attends de Bordeaux une caisse oü se trouvent quelques objets que vous me permettrez de vous offrir en témoignage de mon éternelle reconnaissance. Vous pouvez renvoyer par la diligence ma toilette è Phótel d'Aubrion, rue HillerinBertin." „Par la diligence! dit Eugénie. Une chose pour laquelle j'aurais donné mille fois ma vie!" Elle jeta ses regards au ciel, en pensant aux dernières paroles de sa mère, qui, semblable è quelques mourants, avait projeté sur 1'avenir un coup d'ceil pénétrant, lucide; puis Eugénie, se souvenant de cette mort et de cette vie prophétique, mesura d'un regard toute sa destinée. Elle n'avait plus qu'è déployer ses ailes, tendre au ciel, et vivre en prières jusqu'au jour de sa délivrance. — Ma mère avait raison, dit-elle en pleurant. Souffrir et mourir."1 1 Après avoir payé les créanciers de son oncle, desquels le vieux Grandet s'était adroitement débarrassé, Eugénie, le coeur brisé, donne sa main au président Cruchot de Bonfons. BientÖt veuve, elle continue k vivre dans la vieille maison, retirée du monde et consacrant son immense fortune aux bonnes oeuvres. ERRATA. Page 98, note 3. Lisez: Receveur-général des finances, et trésorier-payeur général. Page 136, note 1. Lisez: vous fouillez et refouillez.